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troublés, et qu’il eût trouvé, à son entrée dans la vie réelle, une Université plus libérale et plus hospitalière. Né pour l’enseignement et pour la philosophie abstraite, il eût sans doute beaucoup moins produit, et dans un ordre d’études plus uniforme. Ses recherches sur les sensations auraient abouti plus tôt à un traité de l’Intelligence, et il eût écrit un livre sur les Émotions et la Volonté ; il est probable aussi qu’entre autres ouvrages de philosophie dogmatique ou historique, il nous eût donné une exposition critique de la doctrine de Hegel. Il aurait eu, certes, des admirateurs et des disciples ; mais il ne se serait, au total, adressé qu’à un cercle restreint de lecteurs. Et plus tard, en le rapprochant de Spencer ou de Stuart Mill, les philosophes de profession auraient décidé s’il était l’un de leurs pairs ou de leurs épigones…

La destinée a tiré un meilleur et plus large parti de cette forte et multiple nature. En contrariant ses goûts apparens, en lui imposant une libre carrière d’écrivain qu’il n’eût pas choisie tout seul, étant par instinct personnel et par tradition familiale d’humeur peu aventureuse, elle l’a utilisé tout entier ; elle l’a forcé à prendre conscience de toutes ses facultés et à en trouver l’emploi ; elle l’a mis en contact et aux prises avec le grand public ; elle l’a mêlé à la vie, et non pas seulement à la vie abstraite, mais à la vie totale de son temps ; bref, elle l’a contraint à déployer toutes ses énergies et à donner toute sa mesure. Il s’en rendait parfois un peu compte : « Le hasard fait plus que le calcul, écrivait-il, et si je réussis un jour, ce sera peut-être parce que je serai sorti de l’Université. » Le hasard et la persécution universitaire ont bien fait les choses. De toute l’œuvre de Taine, l’Intelligence est sans doute le seul livre qui ne lui ait pas été plus ou moins inspiré par les circonstances : or, l’Intelligence compte-t-elle autant dans l’histoire de la pensée contemporaine que la Littérature anglaise, la Philosophie de l’Art et les Origines réunies ? Ce qui est sûr, c’est que, les circonstances et le génie personnel aidant, Taine est devenu rapidement l’écrivain le plus pleinement représentatif peut-être de sa génération intellectuelle. Il s’orientait déjà de lui-même vers ce naturalisme de pensée et d’expression qui, peu à peu, aux environs de 1850, se dégageait du romantisme expirant, et qui, sous ses différens aspects, — religion de la science, impersonnalité dans l’art, culte des petits faits vrais, « littérature brutale, » — allait, vingt ans durant,