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approbation au coup d’État. « Je n’ai pas voulu, écrivait-il à sa mère, je n’ai pas voulu commencer ma carrière de professeur par une lâcheté et un mensonge. Chargé d’enseigner le respect de la loi, la fidélité aux sermens, le culte du Droit éternel, j’aurais eu honte d’approuver un parjure, une usurpation, des assassinats. » Ce fut avec la même bravoure tranquille et candide qu’il s’exposa après la guerre aux injures et aux clameurs des partis : il s’agissait pour lui de « payer sa dette et d’être utile autant qu’il le pouvait ; » il se mit courageusement à l’œuvre sans se faire aucune illusion sur le sort qui l’attendait : « Mon prochain livre, — écrivait-il à sa femme dès 1872, en parlant de l’Ancien Régime, — mon prochain livre sera singulier, très anticlérical et très anti-révolutionnaire ; on va me tomber dessus des deux côtés ; mais j’ai bon dos… » Les lettres qui remplissent les deux derniers volumes de la Correspondance nous montrent l’historien presque tout entier absorbé par son énorme labeur qui s’allonge sans cesse devant lui, à l’affût de tous les documens imprimés ou manuscrits, connus ou inédits qui peuvent rentrer dans son enquête, très attentif aussi à l’impression que produisent ses jugemens sur les esprits sérieux et informés, très préoccupé, quand il rencontrait devant lui des critiques courtois et avisés, de leur faire mieux entendre sa pensée, de défendre et de leur faire accepter ses conclusions. Les écrivains d’autrefois publiaient souvent des « défenses » de leurs grands ouvrages ; tels Montesquieu et Chateaubriand. La Défense des Origines est dispersée dans les lettres des vingt dernières années de la vie de Taine. Toutes ces lettres sont du plus grand intérêt psychologique et historique, et font le plus grand honneur à la loyauté, à la conscience scrupuleuse, à la modestie aussi de l’historien philosophe. Qu’on en juge par ce fragment de lettre à M. Lemaître, en réponse à son article sur le Napoléon :


… Sur le manque de progrès et de développement dans mon portrait, je croyais avoir suivi les étapes successives de sa conception de l’homme et de la société humaine, depuis sa première enfance, à travers ses retours en Corse, puis en France, au 10 août et en vendémiaire, puis en Italie, en Égypte et encore en France depuis le Consulat. Mais, là-dessus, je dois avoir tort, j’ai manqué mon effet, puisque je ne le produis pas sur le lecteur ; vous êtes devant la toile et vous pouvez juger ; moi, je suis derrière, comme un ouvrier des Gobelins ; je ne puis que conjecturer, et non vérifier les tons et les valeurs respectives de mes divers fils.

Je vous remercie particulièrement de votre finale. Effectivement, j’ai un