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les petits ou les genres accessoires. Peut-être ne ferai-je qu’une suite d’articles sur les grands hommes et les grands genres [n’est-ce pas exactement ce qu’il a fait ? ], une série de spécimens au lieu d’une carte détaillée. » Toutefois, un scrupule le hantait. Jusqu’alors, il n’avait étudié l’esprit anglais que dans les livres : les définitions auxquelles il aboutissait ne risquaient-elles pas d’être bien abstraites, bien théoriques, et, pour tout dire, assez peu conformes à la réalité humaine et vivante ? Il se résolut donc à aller les contrôler sur place. Le résultat n’était point douteux. Ils sont si rares ceux qui savent assez bien se déprendre de leurs idées pour ne pas voir à travers elles ce que nous croyons être la réalité ! « J’aurai fait un voyage fructueux, écrivait Taine à Edouard de Suckau ; ce qui me plaît surtout, c’est que les formules tirées de la littérature et de l’histoire se trouvent vraies. » Et généralisant son cas, comme il aimait à le faire, il écrivait à Guillaume Guizot : « Tout ce que je vous dirai, c’est que j’ai pris de l’estime pour la littérature et les renseignemens qu’elle peut donner… la vue des choses n’a point démenti les prévisions du cabinet ; elle les a confirmées, précisées, développées ; mais les formules générales restent, à mon avis, entièrement vraies. J’en conclus que les opinions que nous pouvons nous former sur la Grèce et la Rome antiques, sur l’Italie, l’Espagne… sont exactes, et qu’un historien possède dans les livres un instrument très puissant, une sorte de photographie très fidèle capable de suppléer presque toujours à la vue physique des objets. » On retrouvera, comme l’on sait, l’écho de ces constatations, peut-être suspectes, et de ces généralisations dans l’Introduction de l’Histoire de la littérature anglaise[1]. L’ouvrage était fini à la fin de 1863. « Que de temps, écrivait-il, j’ai mis à ce livre ! Ai-je eu raison ? J’y ai appris beaucoup d’histoire. Mais la philosophie valait mieux, et certainement je vais y revenir. »

Il devait y revenir en effet, après quelques infidélités nouvelles, par la préparation et la publication de l’Intelligence, ce livre qu’il portait en lui depuis l’École normale. Mais, au fait, l’avait-il jamais quittée ? Et la Littérature anglaise elle-même n’était-elle pas l’éloquente illustration et la longue démonstration, indéfiniment reprise, fortifiée et renouvelée, d’une théorie philosophique ? Personne ne s’y trompa, et lui-même en

  1. Voir à ce sujet le livre récent de M. Paul Lacombe, la Psychologie des individus et des sociétés chez Taine historien des littératures, (Paris, Alcan, 1906).