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avions cru y mettre. En venant s’encadrer dans la série historique, ils y prennent une signification que souvent nous n’avions pas prévue, et qu’il ne dépend plus de nous de modifier. L’arbre n’a plus aucun droit sur les fruits qu’il a laissé cueillir. Mais d’autre part, il n’est pas indifférent, pour le jugement à porter sur l’écrivain, de connaître exactement le dessein qu’il s’est proposé, et de le voir pour ainsi dire à l’œuvre et en train de le réaliser. Des renseignemens de ce genre abondent dans la Correspondance, et l’on peut y suivre, année par année, la genèse des œuvres successives de Taine, et se rendre un compte précis de sa méthode de travail.

Par exemple, il s’est décidé en décembre 1852 à concourir pour un prix académique : l’Académie venait de mettre au concours une étude sur Tite-Live. Entre temps, il achève ses thèses, les soutient, et le 24 juillet 1853, il peut écrire à son ami Cornélis de Witt : « J’ai lu une cinquantaine de volumes, plus les quinze cent soixante-dix-sept pages de Tite-Live, j’ai un paquet de notes, mon plan fait, et demain je commence à pondre mon œuf. Cela durera six semaines ou deux mois, j’imagine. » Et après avoir résumé son plan, il ajoute : « La difficulté pour moi, dans une recherche, est de trouver un trait caractéristique et dominant duquel tout peut se déduire géométriquement, en un mot d’avoir la formule de la chose. Il me semble que celle de Tite-Live est la suivante : un orateur qui se fait historien. Tous ses défauts, toutes ses qualités, l’influence qu’a sur lui son éducation, sa vie, le génie de sa nation, de son époque, son caractère, sa famille, tout se rapporte à cela… » Ne saisit-on pas sur le fait ce besoin d’esprit que Taine a gardé jusqu’au bout, qui a été d’ailleurs une partie de sa force, et que, dès l’Ecole normale, Vacherot lui reprochait déjà en ces termes ; « Comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité sans s’en douter, il est vrai, car il est d’une parfaite sincérité[1] ? » Et c’est bien le même homme qui, quelques années plus tard, donnant à son ami Guillaume Guizot des conseils pour sa carrière littéraire, lui disait : « Je crois qu’un talent consiste dans un ensemble de qualités ordinaires, plus une ou deux facultés énormément développées. Vous en avez deux… Vous ferez quelque chose de supérieur

  1. Cité par M. G. Monod, Renan, Taine et Michelet, p. 68.