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vertu, ne sont pas des termes de convention, des qualifications arbitraires ; ils expriment l’essence des actes et des individus. Car on ne peut considérer l’individu à part que par une abstraction ou suppression factice ; l’individu humain n’existe que dans la société et par elle ; autant vaudrait, en décrivant une cellule dans un organisme, omettre et nier la liaison de la cellule à l’organisme ; elle vit de lui, du sang qu’il lui apporte, de la santé générale du tout ; même générale et philosophique, à la façon de Sixte, elle n’a commencé et ne continue à penser que par l’intégrité permanente de tout le système, grâce aux tribunaux et aux gendarmes… Si, par ses déchets, elle empoisonne quelque autre cellule, elle a tort, elle rend à l’organisme le mal pour le bien, du pus en échange du sang. Sixte s’en aperçoit trop tard ; ses remords sont légitimes. Je lui conseille, pour compenser le mal qu’il a fait, d’étudier l’histoire du droit, des institutions, des vérités économiques et sociales, d’aboutir lui-même à quelque écrit sur les mœurs et la morale.

Il n’aura pas besoin pour cela de renoncer au déterminisme psychologique, au contraire ; selon moi, impossible sans le déterminisme de fonder le droit de punir, la justice du châtiment ; là-dessus, relisez, dans l’Examination of sir W. Hamilton’s Philosophy, l’admirable chapitre de Stuart Mill. Personnellement, dans les Origines de la France contemporaine, j’ai toujours accolé la qualification morale à l’explication psychologique, dans le portrait des Jacobins, de Robespierre, de Bonaparte ; mon analyse préalable est toujours rigoureusement déterministe, et ma conclusion terminale est rigoureusement judiciaire…


Et rappelant que « plus une école est déterministe, plus elle est rigide en morale, » il concluait, comme il eût conclu jadis : « A mon gré, la vraie science, la philosophie complète conclut non comme Sixte, mais comme Marc-Aurèle. » Mais, en dépit de cette assurance, il semble bien qu’il conservât quelque inquiétude. Car il ajoutait, avec mélancolie, mais non sans clairvoyance :


Pardonnez-moi mon opposition : elle vient de ce que votre livre m’a touché dans ce que j’ai de plus intime… Je ne conclus qu’une chose, c’est que le goût a changé, que ma génération est finie, et je me renfonce dans mon trou de Savoie. Peut-être la voie que vous prenez, votre idée de l’inconnaissable, d’un au-delà, d’un noumène, vous conduira-t-elle vers un port mystique, vers une forme du christianisme. Si vous y trouvez le repos et la santé de l’âme, je vous y saluerai non moins amicalement qu’aujourd’hui…


Ce « port mystique, » s’il s’en était, pour son compte, un peu rapproché, peut-être, dans la dernière période de sa vie, il était encore bien loin d’y entrer résolument. Personne n’a été plus réfractaire que Taine aux notions d’ « au-delà, » d’ « inconnaissable, » de « noumène. » L’œuvre de Kant, qu’il connaissait fort bien, était pour lui non avenue. « Qu’il laisse là, disait-il de