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votre rêverie pendant toute la journée… Voilà bien le testament suprême de toute l’antiquité, d’un monde plus sain que le nôtre… Un vieillard comme moi y trouve juste, avec la saveur parfaite, l’aliment final qu’il lui faut. » Le ton a quelque peu changé ; mais la pensée est restée la même. Elle devait rester la même jusqu’au bout.

Nous en avons encore une preuve, singulièrement éloquente, émouvante même, dans la lettre, — qui va devenir historique, — de Taine à M. Bourget sur le Disciple. Jusqu’à quel point, en composant son personnage d’Adrien Sixte, le romancier avait-il songé à l’auteur de l’Intelligence ? Ce qui est certain, c’est que plusieurs des traits du caractère fictif s’appliquaient trop bien à l’homme réel et vivant, pour que celui-ci ne se sentît pas directement visé. La philosophie générale de Sixte, n’était-ce pas la sienne ? Le déterminisme absolu que professait le maître de Greslou, n’était-ce pas, en des formules souvent bien voisines des siennes propres, la doctrine que lui-même avait si fermement embrassée ? N’allait-il donc pas, en lisant le roman, se trouver, idéalement, dans une situation morale assez analogue à celle d’Adrien Sixte, ayant entre les mains la sinistre confession de son déplorable « disciple ? » Et l’inquiétante question de la responsabilité morale encourue par l’écrivain qui pense pour ainsi dire tout haut, sans se soucier des conséquences possibles de ses idées, n’allait-elle pas se poser devant lui avec une impérieuse acuité ? En un mot, n’était-ce pas sa vie et son œuvre tout entière qu’il allait avoir à juger d’ensemble et presque directement ? — La lettre de Taine répond, non pas complètement, mais d’une façon bien suggestive, à ces questions. Sous l’objectivité et l’impersonnalité volontaires de la forme, on sent le frémissement de l’âme qui a été atteinte plus profondément qu’elle ne veut le laisser paraître ; on sent l’homme qui s’est reconnu, et qui ne veut pas se reconnaître, et qui trouve, dans son moi présent, mille raisons spécieuses de ne pas reconnaître le moi d’autrefois. Il avoue d’ailleurs, et à plus d’une reprise, la blessure intime :


… Pour l’effet d’ensemble, il m’a été très pénible, je dirai, presque, douloureux. Deux impressions surnagent, et, à mon sens, toutes deux sont regrettables.

La première, surtout pour les gens qui n’ont pas des convictions fortes et bien raisonnées en fait de morale, c’est que Greslou mérite de l’indulgence, il n’est qu’à demi coupable. Beaucoup de jeunes gens non encore