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là. De fait, à cette chaleur de conviction personnelle se joint l’ardeur du prosélytisme. Ce ne sont pas seulement ses deux grands amis, Paradol et Edouard de Suckau qu’il entretient dans le culte du vrai Dieu selon Marc-Aurèle, Spinoza et Hegel, et dans la bonne doctrine : par eux il essaye d’en atteindre d’autres, Gréard, About, Grouslé : « Je dirais donc à notre Gréard : Le vrai Dieu a ce que tu aimes dans le Dieu chrétien ; il n’a pas ce que tu y méprises… » « Vois Edmond [About]… C’est une force capable de se porter de tous côtés… Je l’ai vu étudier Platon et Aristote pendant un mois de suite ; le plaisir de battre les catholiques en ferait pour six mois un bénédictin. Il est surtout agissant et militant. C’est de ce côté qu’il faut lui représenter les choses. » « Grouslé est bien disposé. Plantes-y le bon grain. Notre puissance est bien petite. Plus tard, peut-être ?… » En attendant, — il est juste d’ajouter que nous sommes aux fâcheuses premières années du Second Empire, — les choses et les hommes du catholicisme ont en lui un observateur détaché, ironique et peu indulgent. Au sortir de l’Ecole normale, Taine est nommé suppléant de philosophie à Nevers : « l’aumônier, déclare-t-il, a plus d’esprit, mais c’est un coquin ; » « l’évêque est dangereux ; » notre philosophe avoue d’ailleurs qu’il a « un bon recteur, quoique prêtre, » et il écrit sans sourciller : « le grand étouffoir, le clergé. » Un autre jour, il dit à sa mère et à ses sœurs : « A propos, nous sommes allés en corps écouter aujourd’hui un Te Deum. Quelles singeries ! » Ne nous étonnons pas de ce ton voltairien : pour le futur auteur des Philosophes classiques, toute l’histoire des six derniers siècles se ramène à « une grande guerre contre l’Eglise et le dogme. » « J’ai beau regarder, ajoute-t-il, je ne vois de science possible que comme une guerre. » « Tu peux faire de Marc-Aurèle, écrit-il à Edouard de Suckau, un livre charmant, qui sera lu, qui fera des honnêtes gens, des païens (c’est la même chose), des philosophes (encore la même chose)… Marc-Aurèle… est un Jésus-Christ païen. » « Marc-Aurèle est mon catéchisme, » disait-il encore. Et à près de quarante ans de là, il écrivait à son ami Emile Boutmy : « J’avais emporté mon Evangile, Marc-Aurèle : c’est notre Evangile, à nous autres qui avons traversé la philosophie et les sciences ; il dit aux gens de notre culture ce que Jésus dit au peuple. Mettez-le sur votre table de nuit ou sur un coin de votre bureau, et lisez-en trois ou quatre phrases tous les jours ; elles suffiront pour alimenter