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Jouffroy et de sa « nuit de décembre, » cette nuit célèbre dont Taine, un peu plus tard, devait si remarquablement parler. Rappelons-nous : « M. Jouffroy a raconté lui-même sa conversion, et comment de chrétien il devint philosophe. Ce ne fut point une découverte tranquille, mais une révolution sanglante. Dans de pareilles âmes, les dogmes déracinés arrachent et emportent avec eux les parties les plus vives et les plus sensibles du cœur. » On n’en peut dire autant de la « conversion » de Taine. Ce ne fut point une révolution sanglante, mais une découverte tranquille. Il n’avait d’ailleurs que quinze ans, et il ignorait alors tout, ou à peu près tout, du christianisme ; surtout, il ne l’avait point vécu, ou il ne l’avait point vu vivre autour de lui ; un certain nombre de dispositions morales, quelques maigres souvenirs de catéchisme, peut-être quelques lectures historiques ou doctrinales, c’est à cela sans doute que se bornait sa juvénile « expérience religieuse. » Quoi d’étonnant que de ce mince viatique aient eu promptement et facilement raison les mille suggestions concordantes des lectures habituelles, des relations sociales, et surtout la fougue ombrageuse d’une jeune pensée, déjà consciente de sa force, et avide de se suffire à elle-même ? « L’orgueil et l’amour de la liberté l’avaient affranchi. »

Ce fut cet orgueil intellectuel qui le soutint durant les trois douces années qui suivirent. « Je ne songeais qu’à agrandir mon intelligence, à augmenter ma science, à acquérir un sentiment plus vif du beau et du vrai. » Déjà philosophe d’instinct, sans avoir lu les philosophes, il « cherchait toujours les vérités générales, » « osant, dans son inexpérience et dans son audacieuse confiance, essayer une foule de questions, » mais bientôt rappelé, par son insuccès même, à la modestie et « au bon sens. » « Je compris qu’avant de connaître la destinée de l’homme, il fallait connaître l’homme lui-même. Alors naquirent mes premières idées de philosophie. Elles se développèrent pendant tout le temps que je passai dans la classe de rhétorique [1846-47]. »


Ce fut alors que je revins à la vraie philosophie et aux questions importantes que j’avais déjà considérées au début de ma raison. Malgré la chute de mon christianisme, j’avais conservé les croyances naturelles, celle de l’existence de Dieu, celle de l’immortalité de l’âme, celle de la loi du devoir. J’en vins à examiner sur quels fondemens j’appuyais ces croyances ; je trouvai des probabilités et aucune certitude : je trouvai faibles les preuves qu’on en donnait ; il me sembla que l’opinion contraire pouvait contenir