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rhétoricien. Mes idées ne s’alignent plus par files comme autrefois, j’ai des éclairs, des sensations véhémentes, des élans, des mots, des images ; bref, mon état d’esprit est bien plutôt celui d’un artiste que d’un écrivain. Je lutte entre les deux tendances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Je tâche, par principe, d’aligner les idées à la Macaulay, et en même temps, je veux avoir l’impression vive de Stendhal, des poètes et des reconstructeurs. Cela fait, que je cherche beaucoup ; je ne trouve pas toujours ; et ordinairement l’état nécessaire, quand j’y arrive, ne dure qu’une heure, une demi-heure, en tout cas, il me tue. Probablement j’ai voulu allier deux facultés inconciliables. Il faut choisir, être artiste ou orateur.

Je crois que j’ai mis le doigt sur mon mal. En effet, mon idée fondamentale a été qu’il faut reproduire l’émotion, la passion particulière à l’homme qu’on décrit, et de plus poser un à un tous les degrés de la génération logique, bref le peindre à la façon des artistes et en même temps le construire à la façon des raisonneurs. L’idée est vraie ; de plus, quand on peut la mettre à exécution, elle produit des effets puissans, je lui dois mon succès ; mais elle démonte le cerveau, et il ne faut pas se détruire.


On voit exactement en quoi consiste le rôle de la volonté, ou, si l’on y tient, de l’artifice, — mais le naturel est toujours une conquête de la volonté, — dans la formation du style de Taine. Il consiste non pas du tout à avoir forgé de toutes pièces, et contrairement au vœu de la nature et à ses tendances instinctives, une langue puissamment colorée, dont les couleurs et les images fussent en quelque sorte rapportées du dehors, mais bien au contraire, à avoir « utilisé » des dons naturels et préexistans, à avoir « allié deux facultés » peut-être « inconciliables, » celle de l’artiste et celle de l’analyste. Le « lyrisme » de Taine, avec tout ce que ce mot comporte de sensibilité ardente, d’imagination opulente, s’est transposé dans l’ordre déductif et impersonnel ; il a été jeté, si l’on peut ainsi dire, dans le moule des développemens réguliers et des constructions classiques. Mais, en se réduisant au ton et à l’allure de l’analyse oratoire, il a gardé un peu de sa substance originelle. De là l’éclat de ce style ; de là son mouvement continu et comme perpétuellement frémissant ; de là son accent, sa couleur poétiques ; de là aussi sa puissance et son impérieuse personnalité ; de là enfin sa savante et savoureuse complexité. Un disciple et un ami de Taine, Emile Boutmy, l’a dit avec une heureuse justesse : « Taine avait une imagination germanique, administrée et exploitée par une raison latine. »

Et quelle a été la conclusion pratique de l’examen de conscience littéraire auquel, vers le milieu de sa carrière