Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’action. Comme presque tous ceux qui ont beaucoup vécu en eux-mêmes, parmi les idées et les livres, le contact des hommes l’effarouchait ; il se trouvait gêné et dépaysé parmi eux ; au moindre heurt, il se repliait, se refermait et songeait à « rentrer au couvent. » Il se disait « aristocrate d’esprit, » et il l’était, avec cette nuance particulière d’aristocratisme que de longues années d’hérédité bourgeoise composent et imposent presque nécessairement. Le socialisme sous toutes ses formes, la démocratie égalitaire et niveleuse ont toujours eu en lui un ennemi d’instinct, mais singulièrement ferme et résolu. A vingt et un ans, il écrivait déjà : « Je n’ai que deux opinions fermes en politique : la première est que le droit de propriété est absolu, je veux dire que l’homme peut s’approprier les choses sans réserve, en faire ce qu’il veut, les détruire une fois qu’il les possède, les léguer, etc. ; que la propriété est un droit antérieur à l’Etat, comme la liberté individuelle[1]… » On peut dire que toutes les Origines de la France contemporaine sont virtuellement contenues dans ces lignes où s’étale avec une si tranquille assurance la conception romaine de la propriété[2]. Et l’on s’explique l’espèce d’accablement morne et de stupeur indignée qu’éprouva Taine, quand il se trouva brusquement en face des brutales réalités de la guerre, de l’invasion et de la Commune : ce sinistre cauchemar devait peser sur les vingt dernières années de sa vie.

On s’explique aussi qu’il ait laissé à demi inemployés les dons et les facultés de poète lyrique qu’il sentait en lui. L’impudeur native du lyrique moderne s’accommode mal de ce besoin « tout physique » qu’avait Taine de cacher son « moi » aux étrangers et aux indifférens[3]. Survivance en lui sans doute de ces habitudes élégantes et discrètes de « l’honnête homme » d’autrefois. L’admirable impersonnalité des grands écrivains classiques procède d’un sentiment de ce genre ; et Taine, si romantique de goût et d’inspiration qu’il fût resté, — il nous l’avoue

  1. On serait à ce propos assez curieux de savoir ce que Taine a pensé de l’Encyclique Rerum novarum. Le dernier volume de la Correspondance est muet sur ce point.
  2. Voyez là-dessus l’article de M. Paul Bourget sur les deux Taine, dans ses Études et Portraits, t. III. Sociologie et Littérature (Paris, Pion, 1%6). Sur l’évolution politique et religieuse de Taine, cette étude contient des pages fort remarquables, dont je m’inspirerai à plus d’une reprise.
  3. C’est probablement une raison de cette nature qui fit interrompre à Taine son curieux roman d’Etienne Mayran, que la Revue publiera prochainement : il sentait son récit tourner à l’autobiographie psychologique.