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sommeil, j’espère, et qu’on peut bien s’agiter un peu sur la route quand on a à l’hôtellerie un si bon lit pour vous recevoir. » Et à vingt-huit ans de là, il écrivait à Gaston Paris, à propos d’amis communs qui venaient de perdre une petite fille : « J’ai des enfans, je sais ce que j’éprouverais en pareil cas. Pendant bien longtemps, cette idée m’a détourné du mariage. Je trouvais la vie trop triste pour la donner à d’autres, et je me disais qu’avoir une femme, des enfans, c’est faire comme la tortue, quand elle avance hors de son écaille la tête ou les pattes pour qu’on les lui coupe… A mesure que l’homme se cultive davantage, il devient plus sensible, malheur énorme qui compense, et au-delà, tous les bienfaits de la civilisation. »

La tristesse n’est pas le pessimisme, mais elle conduit au pessimisme : le pessimisme n’est pas l’habituelle philosophie des gens gais. Taine n’était peut-être pas pessimiste de doctrine, — il était même plutôt optimiste, et, suivant son mot à M. Bourget, il « jugeait le monde, sinon bon, du moins passable, » mais il était profondément pessimiste d’instinct et de premier mouvement, et son humeur, contrariant et combattant ses théories, a, comme l’on sait, souvent percé dans ses livres. Ses impressions, ses premiers jugemens spontanés sur la vie et sur les hommes, ses prévisions politiques ou sociales, — surtout à partir de la guerre, — sont empreints du pessimisme le plus décourageant. Il n’est pas sans en avoir eu conscience : « Peut-être, écrivait-il en 1865 dans ses Notes sur la province, peut-être y a-t-il un défaut dans toutes mes impressions : elles sont pessimistes. Il vaudrait mieux, comme Schiller et Gœthe, voir le bien, comparer tacitement notre société à l’état sauvage. Cela fortifie et ennoblit. » Taine avait raison sans doute ; mais on ne réforme pas sa sensibilité, et, — sa Correspondance en fait foi, — la disposition pessimiste devait rester la sienne jusqu’au dernier jour.

Tout cela aurait pu, le milieu et l’éducation aidant, faire de Taine un vrai poète, le digne émule de ce Byron et de ce Musset qu’il a tant aimés. Mais il était par nature, peut-être aussi par tradition familiale, d’une extrême réserve, et il avait, nous l’avons vu, une vive répugnance instinctive à l’expression publique de ses sentimens personnels. Pour tout dire, il était timide. Il ne l’était pas, — et il était même tout le contraire, — dans l’ordre de la pensée ; il l’était invinciblement dans l’ordre