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une lettre d’un de vous est une soirée de bonheur. » Ou encore : « Avec toi, je suis comme dans la cour de l’Ecole, aux récréations d’été, t’en souviens-tu ? La tête sur ta poitrine, tranquille et heureux. » Ce souvenir, ces mouvemens de sensibilité ne sont-ils pas aussi charmans qu’ils sont expressifs ? Qu’on feuillette après cela les lettres écrites pendant la guerre et la Commune : « J’ai l’âme en deuil depuis six mois. » « J’ai le cœur mort dans la poitrine. » « Il y a des jours où j’ai l’âme comme une plaie ; je ne savais pas qu’on tenait tant à sa patrie. » Mot touchant dans sa détresse naïve. Non, quoi qu’on en ait pu dire, l’homme qui a écrit cela n’était pas au fond un impassible.


II

Il faut insister sur ce trait : il est essentiel. Nous nous imaginons tous, — orgueilleusement et ingénument, — que nos idées nous viennent de quelque révélation spéciale, qu’elles ne procèdent en aucune façon de nos tendances intimes, qu’elles sont en nous la pure expression d’une sorte de raison impersonnelle, dont les décrets s’imposent à toutes les intelligences, et, en un mot, que le jour où nous les avons conçues, nous avons entrevu la vérité face à face. Nos idées ne sont jamais que la projection abstraite de notre sensibilité propre ; et elles valent en profondeur, en étendue, en générosité, ce que vous valons, tout au fond de nous-mêmes, dans l’intimité de la vie quotidienne, dans la spontanéité vivante de nos démarches intérieures, loin des systèmes, des constructions et des livres. C’est le mot de Pascal qui est le vrai : « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment. » Supposons Taine moins douloureusement troublé, plus légèrement affecté par les événemens de 1870-1871 : non seulement il n’eût jamais songé à écrire les Origines ; mais, à supposer même que l’idée lui en fût venue, il les eût écrites tout différemment. Il se trompait sur lui-même, avec sa candeur habituelle, quand il déclarait que « c’est l’étude des documens qui l’avait fait iconoclaste, » — l’étude des documens n’a pas, que je sache, fait M. Aulard iconoclaste[1] ;

  1. Voir à ce sujet le formidable, — et amusant, — réquisitoire, — amusant de parti pris soi-disant scientifique, — que M. Aulard vient de dresser contre les Origines dans son livre récent sur Taine historien de la Révolution française. Paris, A. Colin, 1907.