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Il calculait de si près, qu’à la veille de son mariage, les dépenses de sa table n’allaient qu’à dix louis par jour ; elles arrivaient à quinze à la campagne parce qu’il y avait une seconde table pour les ministres et les gentilshommes de service : encore n’y voyait-on guère figurer que la desserte du Roi.

Eté comme hiver, Victor-Amédée ne portait que le même habit de drap marron, sans or ni argent ; il marchait chaussé de souliers à doubles semelles. Ses bas étaient de fil en août, et drapés en janvier. Jamais de dentelles ; toujours de grosses chemises en toile de Guibert : les seules, prétendait-il, qui convinssent à ses rhumatismes. Pour ne pas user les basques de son habit, il faisait garnir de cuir la poignée de son épée. Sa canne était un méchant jonc à pomme de coco ; sa tabatière, une simple écaille cerclée d’ivoire. J’ajoute, pour ne rien oublier, qu’on lui voyait, depuis quinze ans, endosser les jours de pluie la même houppelande bleue en forme de redingote. Il n’avait de magnifique que sa perruque et son chapeau.

On a vraiment quelque peine, n’est-ce pas, à se représenter le gendre d’Henriette d’Angleterre, le père de la Duchesse de Bourgogne, le grand-père du Roi Louis XV, le rival souvent heureux de Louis XIV, le vainqueur de Turin, l’heureux négociateur d’Utrecht, en si piètre équipage que chacun en haussait les épaules. Mais qu’importait le sourire du bourgeois Turinais ? Tout ne cheminait-il pas à souhait en Piémont avec des ministres rationnés à trois mille livres, des généraux, des intendans, des évêques, des ambassadeurs qui touchaient en bonnes paroles ce qu’ils ne touchaient pas en écus : heureux pays, où les fiches valaient ainsi de l’argent comptant[1] !

Si habile qu’il fût à ménager les fiches, le vieux Roi avait cependant à compter avec le secret, le ridicule et les frais de son amoureux renouveau. Sa grandeur l’attachait au rivage. La comtesse ne pouvait, sans donner l’éveil, semer, à travers les boutiques de Turin, un argent que chacun savait bien qu’elle n’avait pas. Longtemps on chercha un confident assez sûr pour ne rien compromettre ; hommes et femmes de la Cour furent passés au crible. Tous se trouvaient marqués du signe de la bête. Enfin, après mille hésitations et recherches, on pensa à la

  1. « Je ne suis pas riche, disait Victor-Amédée. J’ai cependant de quoi payer tous mes serviteurs. Très peu en or, quelques-uns en honneurs, le plus grand nombre en bonnes mines et en bonnes paroles. »