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l’État, la notion des principes de droit public se soit singulièrement affaiblie. » On se demande si ce sont ces paroles qui ont amené M. Clemenceau à voir dans M. Briand le ministre de la Justice qu’il cherchait.

Au reste, M. Clemenceau a tenu à dire lui-même l’opinion qu’il a de la magistrature : le discours qu’il a prononcé sur le cercueil de M. Guyot Dessaigne lui a servi d’occasion. Il est convenable délaisser dormir en paix le ministre défunt : toutefois, nous ne conseillons pas à l’histoire d’aller chercher des renseignemens sur son compte dans l’oraison funèbre que lui a consacrée M. le président du Conseil. On y trouve, appliquées à M. Guyot-Dessaigne, des affirmations d’une hardiesse déconcertante, comme celle-ci : « Toute une vie de travail au service de l’idée républicaine : ni défaillance, ni relâche. » L’Auvergne, qui a connu M. Guyot-Dessaigne magistrat impérial très farouche, a dû en être prodigieusement étonnée. Mais il y a des grâces d’état. Si un rallié ne devient qu’un républicain libéral, on lui jette son passé à la tête ; s’il devient radical, on oublie ce passé. Il est rare cependant qu’on pousse la chose aussi loin que M. Clemenceau. Mais c’est là le côté piquant de son discours : en voici le passage important. « L’État, a-t-il dit, doit au juge la pleine indépendance ; le juge doit aux citoyens le respect absolu de la loi. Ne semble-t-il pas qu’il y ait là d’insolubles problèmes quand l’esprit de secte ose revendiquer, comme une des formes de la liberté du magistrat, le pouvoir de fausser les lois par des interprétations abusives pour faire obstacle au gouvernement que la nation s’est donné ? » Ce texte n’a pas besoin de commentaires : on voit tout de suite dans quelles étroites limites M. Clemenceau enferme l’indépendance du juge, après l’avoir affirmée, et ce qu’il entend par le respect absolu de la loi. Ce respect consiste à rendre la loi intermittente et à en suspendre les effets sur un signe, sur un geste du garde des Sceaux. Si le juge n’obéit pas à la consigne, c’est qu’il est inspiré par l’esprit de secte, c’est qu’il ose fausser la loi, c’est qu’il veut faire obstacle au gouvernement que le pays s’est donné. Le pays s’est donné le gouvernement actuel, soit ; mais il s’est donné aussi, au moyen des mêmes représentans, les lois qui nous régissent. Le jour où le gouvernement se met en opposition avec elles, cette attitude de sa part fait naître, nous le reconnaissons, des problèmes difficiles à résoudre : l’embarras du juge serait grand s’il regardait autre chose que la loi elle-même. Mais quelles singulières expressions que celles de M. Clemenceau ! On se demande ce qu’il faut en penser. Heureusement, M. le président du Conseil, qui est un