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Elle nous fait voir comment, de tout temps, ont échoué les tentatives du malheureux Philippe IV pour réaliser un idéal de réformes que sa lucide et subtile intelligence concevait avec une netteté singulière, mais dont l’exécution aurait exigé une force de volonté qu’il ne possédait point. C’était comme si, au dedans, son activité morale fût paralysée, et que le masque d’impassibilité qui raidissait son visage, l’empêchant d’exprimer les émotions de son cœur, eût pesé aussi sur ce cœur lui-même. Mais combien ce cœur était tendre et bon, chaque page du livre anglais nous le révèle de la façon la plus décisive et la plus touchante. Que le témoignage nous vienne du roi lui-même, dans ses discours à son cher Parlement de Castille, dans ses belles lettres à la sœur Marie d’Agreda, dans toute la série de ses lettres et billets, ou qu’il nous vienne des diverses personnes qui ont pu le connaître, toujours nous retrouvons, chez lui, la même douceur tempérée de finesse, le même détachement de soi, le même ardent désir du bonheur de son peuple. Parmi les figures royales que j’ai eu l’occasion d’étudier, aucune, peut-être, ne m’a plus profondément ému que celle de ce poète égaré sur un trône. Dans le vaste et commode atelier qu’il avait fait disposer, au palais de l’Alcazar, pour son peintre favori, il y avait un fauteuil exclusivement réservé à son usage. Tous les jours il venait s’y asseoir, y passer de longues heures en compagnie du seul homme dont il se sentait compris et aimé. C’est là qu’il me plaît de l’imaginer, perdu dans une de ces rêveries silencieuses qui lui étaient habituelles, songeant à l’impossibilité de sa tâche, ou se désespérant du poids énorme de sa responsabilité devant Dieu et devant l’histoire : pendant qu’auprès de lui Velasquez, pour le divertir, fait chanter sur son panneau la sonore et radieuse musique de la robe et des cheveux de sa petite Infante du Salon Carré.

Le roi qui, non content de commander ce tableau, s’est encore amusé à le voir naître et se développer dans sa beauté souveraine, le roi qui, par enthousiasme pour le génie de Rubens, a tenu à faire de ce grand homme son conseiller intime et son ambassadeur, un tel prince mérite que nous lui gardions un souvenir mêlé de reconnaissance et d’admiration ; et je suis heureux, pour ma part, de penser que c’est sur lui, sur son exquise jeune femme, et son enfant préféré, que le destin a fait tomber le privilège de pouvoir servir de modèles au plus puissant de tous les donateurs d’immortalité.


T. DE WYZEWA.