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semblaient proches de fleurir. Le prince, comme sa sœur la Duchesse de Bourgogne, avait de l’esprit à revendre ; il était d’un discernement, d’un secret admirables. Jamais façons plus aimables que les siennes, ni visage aussi charmant. De tout cela rien ne survivait qu’une douleur égale, chez son père, à la joie que lui avait jadis causée la naissance de ce fils inespéré.

L’intangible égoïste, que la mort de sa femme[1], de ses filles[2] n’avait pas effleuré, vagua, divagua huit jours durant, en proie à des accès de si furieuse folie qu’on le surprit un soir à larder ses chevaux de grands coups d’épée...

Ah ! que trop heureux eût été celui dont la mort du prince de Piémont venait de faire un aîné, si la douleur paternelle s’en fût tenue à ces extravagances ; mais non, car elle se doublait d’une terrible douleur de comparaison.

L’aversion où Victor-Amédée tenait son second fils, « ce Carlin, » comme il l’appelait toujours, devenait presque haineuse. C’est que Carlin, un peu bossu, un peu goitreux, d’intelligence plus que médiocre, était le vivant contraste de son frère mort. L’abandon où croupissait, depuis sa naissance, ce cadet qui ne devait être que cadet toute sa vie, avait absolument raccourci Carlin, Carlin ne savait rien ; il était laid, embarrassé, méfiant, stupide ; enfin, toujours sur le pied gauche devant son père dont les regrets s’exaspéraient à la pensée que sa couronne allait coiffer une si pauvre tête.

Carlin, ou, pour l’appeler de son vrai nom, Charles-Emmanuel duc d’Aoste[3], n’en était pas moins l’unique, le dernier espoir de la race ; à tout prix, il fallait que l’enfant ignorant et malingre regagnât le temps perdu, muât, d’un coup de baguette, en prince charmant ; et c’étaient à toute heure, entre le père et le fils, des scènes où algarades et violences perdaient leur temps. Carlin toujours tremblant, toujours médusé, répondait à peine par un oui, ou un non, aux interrogatoires enfiévrés de son père qui, pêle-mêle, lui parlait guerre, finance, administration, toutes choses transcendantes dont devait, sans repos ni trêve, s’accommoder la très chétive intelligence de Carlin. Tantôt apprenti politique, il assistait au conseil des ministres ; tantôt apprenti général, il courait les casernes ; tantôt apprenti maçon

  1. Anne-Marie, fille de Philippe, duc d’Orléans et d’Henriette d’Angleterre.
  2. Marie-Adélaïde, Duchesse de Bourgogne, Marie-Gabrielle, reine d’Espagne.
  3. Charles-Emmanuel, duc d’Aoste, né le 27 avril 1701.