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Philippe III, au lieu que je ne vois personne auprès du Roi qui ait assez de crédit pour me nuire, ni même que je soupçonne de mauvaise volonté pour moi. Il est vrai qu’à mon avènement au ministère, j’ai eu grand soin de ne souffrir, auprès du prince, que des sujets à qui le sang ou l’amitié me lient. Je me suis défait, par des vice-royautés ou par des ambassades, de tous les seigneurs qui, par leur mérite personnel, auraient pu m’enlever quelque portion des bonnes grâces du souverain, que je veux posséder entièrement. » Et l’on se rappelle comment il envoie son confident à Tolède, afin d’examiner une jeune actrice dont il espère que le Roi pourra devenir amoureux. L’actrice, sur le rapport favorable de Gil Blas, est mandée à la Cour ; et Philippe, dès qu’il l’aperçoit, s’éprend d’elle au point d’en avoir « la tête embarrassée. » Cependant ce n’est que le lendemain que Gil Blas, dans un entretien particulier avec le prince, découvre l’effet extraordinaire que lui a produit la vue de la belle Lucrèce : car, pendant toute la durée du spectacle, Philippe a réussi à effacer de son visage toute trace d’émotion. « Depuis le commencement jusqu’à la fin, j’eus les yeux attachés sur le monarque, et je m’appliquai à démêler, dans les siens, ce qu’il pensait : mais il mit en défaut ma pénétration par un air de gravité qu’il affecta de conserver toujours. » Cet « air de gravité, » ce masque sous lequel Philippe IV dissimule l’ardente passion dont il est brûlé, n’est-ce point le trait caractéristique que nous retrouvons, à tous les âges, sur la figure du Roi telle que l’a peinte Velasquez ? Et, d’année en année, le trait s’accentue, le masque de hautaine sérénité s’épaissit et se fige, tandis que, sous lui, nous devinons le remplacement de l’ivresse sensuelle de naguère par un mélange tragique de souffrance et d’effroi.


Malheureusement Lesage ne nous parle point de cette douloureuse transformation de l’âme de Philippe, qui ne se révèle à nous que dans la dernière série des portraits de Velasquez, après que le patron de Gil Blas a disparu de la scène. Et d’ailleurs ; avec toute sa portée historique et psychologique, le livre de l’écrivain breton n’en reste pas moins un roman, où l’explication du grand drame royal éternisé par Velazquez ne pouvait, forcément, tenir qu’une place accessoire. Aussi ne saurions-nous avoir trop de gré à un très érudit historien anglais, M. Martin Hume, du service qu’il vient de nous rendre en reconstituant, à l’aide d’une foule de documens pour la plupart inédits, la marche entière du drame, depuis la brillante et voluptueuse jeunesse de Philippe IV, jusqu’à ces cruelles années de la fin de son règne où Vêlasquez