Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/465

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se savait étrangère. Le génie vivifiant de l’auteur du drame m’aidait presque à comprendre les actes et les paroles de ses personnages : mais d’autant plus j’aspirais à me renseigner plus complètement. Car c’est chose certaine que, par la nature même de leur beauté, les portraits du maître espagnol sont de ceux dont nous ne pouvons nous empêcher de vouloir mieux connaître les modèles. Les phis vivantes figures d’un Rubens ou d’un Titien, d’un Van Eyck ou d’un Dürer, se suffisent, en quelque sorte, à elles-mêmes, et il ne nous importe guère de savoir ce qu’étaient les hommes ou les femmes qui leur ont servi de prétexte : mais combien autre est le cas, pour des figures dont il nous semble, vraiment, qu’elles nous parlent, et dont nous sommes hors d’état de comprendre la langue !

Aussi ai-je souvent cherché, dans les livres d’histoire, l’explication précise et détaillée du drame auquel j’avais assisté, au Prado de Madrid ; et trop souvent j’ai été forcé de constater que les livres d’histoire n’avaient à me fournir que des explications bien vagues, ou n’offrant qu’un intérêt bien restreint. Les uns me décrivaient la situation politique de l’Espagne sous Philippe IV, la révolte du Portugal et de la Catalogne, les quelques succès militaires suivis de terribles défaites, tout un ensemble d’événemens qui n’avaient, pour moi, d’autre portée que de me révéler la cause de la croissante tristesse traduite, par Velasquez, dans le regard et dans toute la personne de son maître ; pendant que d’autres me débitaient la chronique scandaleuse de la vie madrilène du temps, ou bien me conduisaient dans les théâtres et parmi les fêtes de la ville et de la Cour, me permettant ainsi de comprendre le milieu où s’était déroulé le drame qui me préoccupait ; mais l’analyse intime des scènes de ce drame, en vain je la demandais aux livres, anciens ou nouveaux. Un seul d’entre eux ajoutait un appoint sérieux aux données de Velasquez : c’était le Gil Blas de notre Lesage. L’auteur, évidemment, avait emprunté lui-même le récit des faits à d’autres sources écrites : mais son admirable talent de romancier les avait revêtus d’une réalité supérieure. Et non seulement, je trouvais, dans Gil Blas, une restitution infiniment variée et pittoresque du décor où les personnages de Velasquez avaient eu à jouer leur rôle : j’y retrouvais encore les deux principaux de ces personnages, le ministre Olivarès et le roi Philippe, dessinés avec tant de naturel et de finesse psychologique que le souvenir de ces portraits écrits s’était lié, en moi, à celui des chefs-d’œuvre du peintre sévillan. Jamais, en particulier, aucun historien n’avait éclairé d’une lumière aussi forte l’étrange et