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appartient à une réalité différente de la nôtre : celle que nous montre Velasquez ne diffère de notre réalité humaine qu’en ce qu’elle est, pour ainsi dire, plus réelle, avec des chairs plus imprégnées de sève vivante, et un regard plus chargé de signification intérieure. Et tandis que Rubens, excité par la fièvre incessante de sa fantaisie de poète, va toujours modifiant les traits de ses modèles, dans les diverses images qu’il a l’occasion d’en peindre, — nous laissant, par exemple, à Madrid, à Vienne, et à Munich, des Ferdinand d’Autriche que l’on croirait peints, chaque fois, sur des modèles nouveaux, — l’art de Velasquez est si étranger à l’art habituel des peintres que, par exemple, les nombreuses séries de ses Philippe IV ou de ses Infant Balthazar Carlos, malgré la différence des âges, nous révèlent non seulement le même type corporel, mais le développement des mêmes pensées et des mêmes passions, à tel point que le psychologue pourrait profiter de leur étude au moins autant que le critique d’art.


Un grand drame, joué par des acteurs d’une humanité et d’une puissance tragique sans égales, voilà ce que je me souviens, pour ma part, d’avoir vu, la seule fois qu’il m’ait été donné d’explorer les salles du Prado de Madrid ! Mais ce drame, — ainsi que la chose m’est arrivée d’autres fois encore, en pays étrangers, — était joué, malheureusement, dans une langue que je ne comprenais pas. Je devinais bien que le gros homme trapu à la perruque plate, Olivarès, devait tenir lourdement serré, dans ses mains énormes, le frêle jeune roi Philippe IV, si peu fait pour l’action, avec la mollesse exsangue de ses chairs, et ses yeux immobiles de poète ou de rêveur, à demi cachés sous les paupières tombantes ! Je devinais que la vie de ce prince avait dû. être abondamment traversée de déboires et d’angoisses, à la manière dont, d’un portrait à l’autre, les paupières descendaient plus bas, sur les yeux toujours immobiles, et dont l’apparente impassibilité hautaine des traits découvrait de plus en plus, sous son masque, un mélange de fatigue et de désespoir. Les deux femmes de Philippe IV, la vive, légère, énergique Isabelle de Bourbon, vraie fille d’Henri IV, et la dure et glaciale Marie-Anne d’Autriche, je pénétrais leurs âmes assez à fond pour sentir combien leurs conduites avaient dû être opposées, à l’égard d’un tel mari ; et que l’une avait dû le réconforter doucement, indulgente et maternelle avec son joli sourire d’enfant, tandis que l’autre avait dû, tout de suite, fermer son cœur au vieil oncle qu’on lui donnait pour mari, aussi indifférente aux souffrances personnelles de Philippe qu’aux misères d’un pays où elle