Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’êtres humains dont l’intérêt, pour nous, a été d’une espèce tout autre, sans le moindre rapport avec le plaisir esthétique que nous ont procuré les tableaux d’alentour. A côté des charmantes ou puissantes figures peintes par les plus grands des maîtres, nous nous sommes trouvés en face d’autres figures qui étaient vivantes, avec le mouvement naturel d’un véritable sang dans leurs veines, et avec une âme infiniment personnelle et active s’exprimant à nous dans le regard de leurs yeux. Pour celles-là, nous n’avons pas eu le loisir d’étudier l’agrément de leurs attitudes, ni l’élégance de leurs formes, ni la couleur et la lumière du décor qui les environnait : nous n’avons rien observé que l’intensité prodigieuse de leur vie, qui faisait d’elles comme les acteurs d’un drame où le hasard nous aurait permis d’assister. Hommes, femmes, enfans, grands seigneurs et va-nu-pieds, sans compter une suite nombreuse de bouffons, de nains, d’étranges comparses, tout cela avait beau être fixé sur des panneaux de bois, enfermé dans de lourds cadres d’or : nous jurerions que nous avons vu ces figures remuer et marcher, et que nous avons entendu le son de leur voix.

Il y avait là trois ou quatre personnages, notamment, — un homme haut et maigre avec un visage trop long et une lèvre inférieure protubérante, un autre homme tout massif et trapu, au gros visage empâté sous une perruque plate et d’étonnantes moustaches finissant en houppes, un très aimable petit garçon ouvrant sur nous de grands yeux pleins de flamme, et une jeune femme blonde, de mine hargneuse et maussade, — qui comparaissaient devant nous à des âges divers, sous divers costumes et dans toute sorte de poses, mais toujours avec le même caractère profondément accentué, maintenu d’acte en acte avec autant d’unité dramatique que les caractères les plus « poussés » des drames de Shakspeare[1]. Les chevaux mêmes que montaient parfois ces personnages n’avaient rien de commun avec les bêtes magnifiques imaginées par les peintres, dans maints tableaux du musée : leur magnificence ne relevait point de l’art, mais de la vie ; et il nous semblait que nous les sentions frémir sous la secousse subite du mors, lorsque leur cavalier les arrêtait pour nous examiner au passage. Car, tandis que les figures des peintres, si belles et expressives qu’elles fussent, s’offraient passivement

  1. Du second de ces personnages, en vérité, le musée de Madrid ne possède qu’un seul portrait : mais comment ne pas se rappeler aussitôt, devant lui, tant d’autres apparitions de la même figure, à Dresde, à Saint-Pétersbourg, à Londres, — et jusque dans la grande Chasse au Sanglier de la National Gallery ?