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réflexions piquantes, et profondes parfois sons une forme légère. Il avait vu tant d’hommes et de choses, et il les racontait si bien, qu’on ne se lassait ni de l’interroger, ni de l’entendre. » — « Nous ne parlions pour ainsi dire que pour le faire parler, dit un autre contemporain, et je lui ai dû, quinze ans, mes plus délicieuses soirées[1]. »

C’est au cours de ces réunions, sur l’instance de ses auditeurs, que naquit le projet d’écrire et de publier ses mémoires. Il avait toute sa vie pris des notes quotidiennes sur les hommes et les événemens auxquels avait été mêlée sa laborieuse carrière ; compléter, rédiger ces notes fut le passe-temps de ses dernières années. Ses Souvenirs et anecdotes parurent en 1824 ; le succès en fut éclatant. « Vous vous souvenez, s’écrie Viennet, avec quelle impatience étaient attendus ces volumes, avec quel empressement ils étaient saisis, et chacun d’eux redoublait la curiosité publique. » La déception fut vive quand, après la troisième partie, interrompue au seuil de la Révolution, la série s’arrêta pour ne jamais reprendre. Vainement son libraire le pressa, offrant 30 000 francs par volume, somme énorme pour l’époque ; Ségur se montra inflexible, et, à l’un de ses vieux amis qui lui demandait ses raisons, il expliqua qu’il ne voulait ni blesser les droits de l’histoire, ni rien écrire qu’on pût interpréter contre Louis XVI, contre Marie-Antoinette, contre Napoléon. « Je dois trop à la vérité, et trop à la reconnaissance ; » ainsi conclut-il l’entretien.


On peut regretter ce scrupule ; car sa plume fine et mesurée aurait sans doute su concilier l’exactitude des faits avec le respect dû à ses illustres protecteurs. Il eût été servi dans cette tâche délicate par la bienveillance naturelle et par l’optimisme souriant qui faisaient le fond de son caractère, et que renforçait, avec l’âge, une indulgence large et voulue, assez voisine du scepticisme : « Que voulez-vous ? écrivait-il au déclin de sa vie à un confrère de l’Institut[2]. On ne sait ce qu’on fait dans ce monde, et il y a tant de petites raisons, de petits penchans, de petites passions, de petits plaisirs, de petites peines, qui vous poussent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, que la ligne droite, qui, selon les géomètres, est la plus courte, selon les moralistes

  1. Notice de Pongerville, Discours de Viennet, passim.
  2. Lettre à Vivant-Denon. Archives de famille.