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de Châtenay, on essayait entre deux paravens l’effet des compositions paternelles[1] ; l’auteur, sa femme et ses enfans se partageaient les rôles, et l’on avait pour spectateurs le maréchal, quelques vieux serviteurs, parfois aussi de rares amis, échappés au désastre. De ces essais sans prétention, les deux frères s’élevèrent graduellement à des ouvrages d’un genre plus relevé, libretti d’opéras, comédies en vers ou en prose, auxquels le public des Français, de l’Odéon, de l’Opéra-Comique, firent le meilleur accueil, et dont plusieurs, pendant de longues années, restèrent au répertoire. Le jeune Philippe de Ségur, entrant dans la même voie, ne tarda pas à faire concurrence à son père ; à dix-sept ans, il fit jouer un vaudeville qui lui rapporta 1 500 livres, une fortune pour l’époque. Il versa cette somme tout entière dans la caisse familiale, et elle assura plusieurs mois la subsistance de ses parens. C’est à cette même époque que le comte de Ségur fit paraître l’ouvrage qui, sous le nom de Politique de tous les cabinets de l’Europe sous Louis XV et Louis XVI, eut une vogue éclatante et valut à l’auteur un commencement de célébrité.

Parmi ce labeur opiniâtre et ces occupations variées, les journées coulaient rapidement ; et cette période de privations, où Ségur et les siens ne durent la vie qu’à leur travail, resta plus tard dans leur souvenir comme particulièrement heureuse. Quand il recouvra par la suite la richesse, l’influence, tout ce qu’il avait cru disparu pour jamais, c’est avec une juste fierté que le héros de cette étude évoquait la mémoire de ces temps de noble indigence : « Comme vous, écrira-t-il à Mme Dufrénoy[2], j’ai perdu ma fortune ; ma plume m’a procuré le peu d’argent qui donna du pain à mon père, à mes trois enfans et à l’ange que le Ciel m’accorda pour femme....le n’ai jamais éprouvé une plus vive jouissance que dans l’instant où, pour la première fois, je reçus du libraire les vingt-cinq louis qui nourrirent ma famille. »

En se consacrant de la sorte à la littérature, Ségur n’avait pas entièrement dit adieu à la politique. Resté en commerce assidu avec certains de ses anciens amis, il les soutenait dans leur lutte généreuse pour restaurer en France l’ordre et la liberté. Nombre d’articles de journaux portent sa signature ; plus fréquemment encore, c’étaient des encouragemens, des conseils

  1. Recueil de famille.
  2. Adélaïde Dufrénoy, femme de lettres, alors célèbre, à laquelle Ségur fit accorder par l’Empereur une pension de 4 000 livres.