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à se mettre à la tête de la coalition qui s’organisait secrètement contre notre pays, la mission de Ségur, au cas où elle eût réussi, aurait fait crouler par la base le plan du parti émigré et contre-révolutionnaire, qui reposait tout entier sur la guerre. Il y eut donc, dès la première nouvelle, parmi les ultra-royalistes, un déchaînement violent contre lui. Une pluie pressée de dénonciations s’abattit, pendant son voyage, à la cour de Berlin : on dévoilait les « projets de corruption » que l’envoyé français était censé nourrir ; on l’accusait de noirs desseins pour semer l’esprit de révolte parmi les populations d’outre-Rhin ; par une perfidie plus dangereuse, on rapportait à Frédéric-Guillaume quelques propos piquans, plus ou moins authentiques, tenus jadis par Ségur sur son compte à la cour de Russie ; Catherine elle-même, dit-on, en écrivit au Roi et, par cette petite trahison, vengea ainsi sur l’homme d’Etat l’offense jadis faite à ses charmes par le particulier. Pour brocher sur le tout, un entretien confidentiel du diplomate et du maire de Strasbourg, surpris dans une chambre d’auberge par une dame royaliste, la comtesse de Grais, mal entendu sans doute, et à coup sûr dénaturé, fut transmis par elle à Bouillé, pour être redit en haut lieu à Berlin. Bouille, dans ses Mémoires, se vante, sans le moindre scrupule, de s’être acquitté en conscience d’une aussi fâcheuse commission[1].

Précédé de la sorte, Ségur débarquait à Berlin le 9 janvier 1792. Il s’y sentait aussitôt entouré d’une défiance générale. Les ministres prussiens témoignaient une glaciale froideur ; la Cour le traitait en intrus. « Avez-vous déjà vu l’étranger ? » demandait au comte de Reuss Frédéric-Guillaume, qui interdisait à la Reine d’adresser la parole au représentant de la France. L’ambassadeur se sentait espionné, partout suivi, environné de traquenards et d’embûches. Sans se déconcerter pourtant, il exigea et obtint une audience du Roi ; le dialogue, d’abord compassé, s’anima peu à peu : « Vos soldats continuent-ils à refuser toute discipline ? demanda brutalement le Roi. — Sire, répondit Ségur, nos ennemis en jugeront ! » Cette vive réplique termina l’entretien. Il vit aussi plusieurs fois les ministres, s’expliqua franchement avec eux sur toutes les calomnies qu’on avait lancées sur son compte. Son langage, sa sincérité, la dignité

  1. Mémoires du marquis de Bouille.