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l’appartement assigné, — que son succès dépassait les limites auxquelles tendait son ambition. Son embarras fut grand. Quels que fussent ses motifs, — morale, fidélité à d’autres sentimens, crainte de la disproportion d’âge, — il résolut de se soustraire au caprice peu dissimulé de la « Sémiramis du Nord. » Mais « comment avertir à temps et avec convenance une fantaisie impérieuse, qui d’ordinaire marchait assez droit au but ? Comment conjurer sans offense cette bonne grâce imminente et son charme menaçant ? » Voici ce qu’il imagina : chaque jour, à la même heure, l’Impératrice parcourait une allée, qu’une simple charmille séparait d’une allée parallèle. Dès le lendemain de son arrivée au château, il s’arrangea de telle façon que l’auguste promeneuse l’aperçut, à travers le léger rideau de verdure, dans une posture tendrement familière avec une jeune dame de la Cour, qui n’était point dans le secret. Catherine passa sans sourciller, mais, au dîner, elle fut froide, taciturne, la parole brève et le visage soucieux ; vers la fin du repas, « s’adressant au jeune ambassadeur, elle lui fit entendre que ses goûts brillans le rappelaient dans la capitale, et qu’il devait supporter impatiemment les ennuis de cette retraite monotone ; à quelques objections qu’il essaya, elle coupa court, d’un mot qui indiquait sa volonté[1]. » Ségur s’inclina, obéit, un peu inquiet des suites de l’aventure ; mais quand, à Pétersbourg, il retrouva l’Impératrice, tout parut oublié, et jusqu’au bout de sa mission, la séduction de sa présence et le charme de son commerce agirent comme un baume efficace sur la plaie de l’orgueil blessé. Plus tard seulement, et lorsqu’il fut loin d’elle, il eut la preuve à ses dépens qu’il est, pour certaines offenses, des rancunes sourdement vivaces et de tardives vengeances.

L’essentiel, pour le diplomate, fut que cet incident fâcheux ne compromit pas le succès des négociations dès lors secrètement engagées. Une note préliminaire, — que l’envoyé de France, par un hasard piquant, rédigea au moyen d’une plume prêtée par l’ambassadeur d’Angleterre, M. de Fitz-Herbert, — jeta les bases d’un accord commercial, qui fut tenu quelque temps encore clandestin ; et, le 17 janvier 1787, fui signé un traité en forme pour une durée de douze années, traité qui assurait aux marchandises françaises des avantages singulièrement précieux

  1. Notice sur le comte de Ségur, passim.