Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 43.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour la scolastique et la théologie fut la voie détournée que Ségur résolut de suivre pour arriver jusqu’à son cœur. A tout propos, dans leurs causeries, avec une adresse insidieuse, il le mettait sur son thème préféré, l’écoutait disserter pendant des heures entières sur l’origine du schisme grec et les décisions des Conciles, n’opposant d’objections que ce qu’il jugeait nécessaire pour donner plus de prix à la victoire de son contradicteur ; et peu à peu, par un insensible progrès, il avançait dans sa confiance, s’insinuait dans son affection, et supplantait dans ses bonnes grâces les ambassadeurs d’Angleterre et d’Autriche, seuls admis jusqu’alors en son intimité.

L’Impératrice fut plus promptement séduite, et par des moyens plus légers. Grande travailleuse et faisant son métier royal en conscience, Catherine, sa tâche quotidienne accomplie, aimait à oublier dans des divertissemens frivoles le poids lourd de l’Empire. Ségur se fit pour elle l’ordonnateur des fêtes et le régulateur des jeux. Dans une cour grossièrement luxueuse et mal civilisée, ce Français raffiné introduisit le goût des plaisirs délicats et des distractions littéraires. Il devint comme le directeur et le fournisseur patenté du théâtre de l’Ermitage, et sa verve facile y improvisa tour à tour charades, vaudevilles, proverbes, tragédies, où les spectateurs éblouis n’étaient pas éloignés de voir des espèces de chefs-d’œuvre. Un drame en vers de sa façon, dont le héros était Coriolan, enthousiasma l’Impératrice ; elle en apprit par cœur les plus ronflantes tirades et les voulut réciter à Fauteur, avec plus de chaleur que d’entente de la prosodie. Chaque soir aussi, dans les réunions plus intimes, c’étaient des couplets, des quatrains, des bouts-rimés, des madrigaux, tout un feu d’artifice de louanges élégamment tournées, de galans complimens, qui, en charmant l’esprit de la souveraine, atteignaient le cœur de la femme, touchaient sa sensibilité, plus même, si Fon en croit des récits indiscrets, que ne l’aurait souhaité l’auteur.

Ce fut, d’après Sainte-Beuve[1], dans l’été même qui précéda la signature du traité de commerce que le comte de Ségur eut « à poser lui-même les degrés d’une faveur qu’il ne voulait pas Epuiser. » Invité par Catherine à sa résidence de campagne, il s’aperçut à des indices certains, — parmi lesquels le choix de

  1. Notice sur le comte de Ségur, passim.