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qu’il apprit un matin la proposition imprévue que M. de Vergennes, qui dirigeait alors les Affaires étrangères, était venu soumettre à son collègue, le ministre de la Guerre. Il ne s’agissait de rien moins que de changer en diplomate le jeune colonel de dragons, en lui donnant, pour poste de début, le titre et les fonctions de « ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire-du Roi en Russie. » Quitter, pour bien longtemps sans doute, Paris, Versailles, sa famille, ses amis, sa plume et son épée, s’en aller, au bout de l’Europe, dans un pays presque barbare, traiter de graves affaires de commerce et de politique, et travailler enfin au maintien de la paix, tandis que, comme il le confesse, au fond du cœur il souhaitait ardemment la guerre, ces craintes, ces regrets, ces scrupules, agitèrent si fort son esprit que son premier mouvement fut de décliner un emploi, singulièrement flatteur pourtant pour un homme de son âge. Il fallut, pour le décider, l’injonction formelle de son père et la promesse qu’à son retour il retrouverait sa place dans les rangs de l’armée. Au mois de décembre 1784, accompagné d’une suite nombreuse, il procédait à son départ. Sa femme, que de cinq ans il ne devait revoir, le conduisait jusqu’à Forbach et revenait ensuite avec ses enfans à Paris, tandis que, mélancoliquement, il prenait la route de Berlin.

Sur le séjour de Ségur à la cour du Grand Frédéric, comme sur les événemens de son ambassade en Russie, je ne redirai pas ce que content si bien ses Mémoires. Je voudrais seulement ajouter à son intéressant récit quelques détails qu’on ne trouvera pas sous sa plume. La mission confiée par Vergennes au diplomate improvisé ne comportait aucun programme précis ; mais, entre les deux cabinets de Versailles et de Pétersbourg, régnait depuis plusieurs années une assez grande froideur, qui aurait pu, à un moment donné, se tourner en hostilité ; le but proposé à Ségur était de dissiper ce long malentendu et d’amener, si possible, le rapprochement des deux pays. Il s’y employa de son mieux, mais il prétendit davantage, et toute sa politique visa, du début à la fin, à établir entre la France et la Russie une véritable alliance, dont la préface serait la signature du traité de commerce que, depuis quarante ans, poursuivait sans succès notre diplomatie, toujours contrecarrée par la victorieuse influence de la diplomatie anglaise.

La réussite de l’entreprise paraissait si douteuse que M. de Vergennes commença par blâmer, en termes assez durs, l’initiative