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et ces idées nouvelles qui lui semblaient, dit-il, « devoir assurer le triomphe de la raison sur la terre, » le jeune homme ne dédaignait pas les jouissances moins austères et se laissait volontiers entraîner dans le « tourbillon des plaisirs. » Quelques bonnes fortunes remarquées, — passagères aventures dénouées avec une désinvolture élégante, — le mirent de bonne heure à la mode ; quelques duels heureux firent le reste, entre autres celui qu’il soutint contre le prince de Nassau, duel qui se termina par une réconciliation publique et à la suite duquel les adversaires devinrent, comme ils disaient, « frères d’armes » et inséparables amis. Comme à ces éléments de succès Ségur joignait un physique agréable, une conversation spirituelle, un don réel de reparties, on ne s’étonnera pas qu’il devint l’un des favoris des belles dames de ce temps, telles que la duchesse de Choiseul, la maréchale de Luxembourg, qui l’appelait « son garçon, » la comtesse Jules de Polignac, dont l’amitié de Marie-Antoinette faisait une précieuse protectrice. C’est à la sortie d’un souper chez la comtesse de Polignac qu’eut lieu l’incident pittoresque rapporté par le prince de Ligne : Ségur et lui quittaient au petit jour le salon de la comtesse, qui demeurait rue de Bourbon ; ils trouvent un temps épouvantable, point de fiacre, personne pour en chercher : « Faisons semblant de nous battre, disent-ils ; une patrouille du guet passera, on nous arrêtera et on fera venir un carrosse pour nous mener chez le commissaire. » Là-dessus, flamberge au vent, et des cris : « Ah ! ah ! Es-tu blessé ? — Es-tu mort ? — Non ? — Recommençons. » Le guet passait et repassait auprès du Pont-Royal, mais se gardait bien d’approcher. Si bien que, de guerre lasse, mourant de rire, de froid, de lassitude, les deux jeunes fous furent obligés d’arrêter le combat et de rentrer à pied au logis.

Ces sociétés légères n’absorbaient d’ailleurs pas tous les loisirs de ce colonel de vingt ans. Avec la variété de goûts qui le distingua de tous temps, souvent il délaissait « les plus aimables coquettes de Paris » pour passer ses soirées chez la vieille Mme du Deffand ou chez la vieille Mme Geoffrin, prenant part aux causeries littéraires ou philosophiques, écoutant surtout avidement les récits et les anecdotes de ces deux célèbres causeuses, évocatrices d’un passé disparu, de même que plus tard, en Russie, il recherchera le commerce d’une spirituelle nonagénaire, la comtesse Romanzoff, qui lui contera ses souvenirs