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dirait la morale laïque, conduise directement à une autre sorte de barbarie : celle d’une race qui, pour avoir refusé de donner la vie, se condamnerait à la perdre ?


II

Au contraire, c’est en honorant plus qu’aucun peuple sur la terre une autre loi supérieure : l’obligation sainte du travail, que le corps social américain conserve sa force et sa santé morale.

Aux yeux du plus grand nombre de nos concitoyens, contraints de vendre leur vie pour avoir de quoi vivre, le travail passe pour un fardeau insupportable : la majorité de ces condamnés au travail forcé souhaitent leur libération, et pensent que l’idéal est de vivre sans rien faire, comme les lis des champs ou les rentiers. Ils ont tort évidemment puisque les oisifs, pétris, semble-t-il, de la pâte des heureux, se tourmentent pour acheter très cher des coups de bâton, en promouvant au rang de choses graves des enfantillages, des jeux compliqués qui leur procurent de vrais tracas et de vrais déboires. Mais le travail, dans l’opinion du vieux monde, n’est pas seulement chose pénible, c’est aussi chose humble et, en tous cas, inférieure à son contraire : le libre loisir.

C’est le vestige d’idées de l’antiquité conservées parle moyen âge. Au temps où presque tous les métiers étaient réservés aux esclaves et aux affranchis, puis aux manans et roturiers, l’œuvre « servile » n’était pas seulement la besogne manuelle, mais presque toute profession lucrative et presque tout emploi non militaire ou sacerdotal.

Cent ans après 1789, il subsiste encore des « dérogeances » dans notre société ; il y a encore des occupations jugées plus « nobles » que d’autres, ou, si l’on veut, plus « honorables, » non pas, cela va sans dire, par les classes que l’on appelait naguère « dirigeantes, » mais par les classes les plus modestes. Il y a quelque hiérarchie dans nos professions dites « libérales, » dans nos commerces, suivant qu’ils sont « de gros » ou « de détail, » suivant qu’ils ont pour objet telle ou telle substance ; et, pour répugner à embrasser telle carrière ou à s’adonner à telle tâche que l’on juge « au-dessous de soi, » il n’est pas besoin dans notre république d’être le fils d’un grand seigneur,