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grumeleuses et transparentes. On marche sur des clôtures ensevelies. Les bouleaux ploient et leur chevelure traîne. Ils sont la grâce féminine, presque dolente, de ces grandes forêts aussi insociables que les hommes qu’elles abritent. Les essences n’y fraient pas pour se combattre ou pour s’unir. Point de lianes, ni de parasites. L’arbre individualiste reste distant des autres arbres. Chaque sapin, bardé de glace, se retranche dans sa vie de forteresse. Les pins s’érigent d’un seul jet, mornes, durs, inhospitaliers. Pays de végétations intérieures et de redressemens solitaires ! Les âmes qui l’habitent seront-elles comme les pins, hautes et droites, ou comme les fins bouleaux aux ramures de rêve que la neige du ciel courbe jusqu’à terre ?

Et quelle tranquillité de mort ! Il semble que seuls des êtres surnaturels puissent rôder dans cette blancheur. Je n’entends pas un cri d’oiseau, rien, rien que le bruit d’une source, un petit bruit continu, allègre, pur, touchant comme un filet de voix humaine. D’où jaillit-elle ? Où coule-t-elle ? La solitude en est remplie. Le cœur en est charmé. Et je songe aux vers de Fröding dont je voudrais, même, hélas ! aux dépens de l’exactitude, faire passer dans ma langue un peu de leur rythme et de leur langueur. Je songe à toute cette vie de tristesse qu’il a si merveilleusement exprimée…

Chante-moi ta chanson, petite Inga, ma mie :
Je suis si solitaire au chemin de la vie,
Et mon âme est si seule en sa mélancolie !
Chante-moi ta chanson ; chante-moi ton doux air
Qui sonne si gaiement dans mon palais désert !
Chante-moi ta chanson, petite Inga, ma mie,
Ta chanson vive et tendre et qui vole sur l’eau.
Et, qui court à travers le chaume :
Et je te donnerai tout l’or de mon château
Et la moitié de mon royaume.
L’or et l’argent de mon château, c’est ma tendresse.
Et la moitié de mon royaume,
C’est la moitié de ma tristesse.
As-tu peur de la tristesse,
Petite Inga, ma mie ?


ANDRE BELLESSORT