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et à ventres ballonnés et nos « élégans » automobiles, si dociles, si souples, si « bien pris dans leur taille. » Les humoristes qui cherchaient, dès 1842, à se figurer ce que serait un siècle après eux la locomotion sur route, dessinaient des mécaniques bien plus vilaines encore que les nôtres. Une curieuse planche en couleurs de Schoeller, exposée au Salon de l’Automobile et intitulée Dampfwagen und Dampfpferde im jahre 1943 im Prater in Wien, montre des haridelles de fer pourvues de roues immenses et d’une chaudière énorme, produisant des nuages de fumée. Le jour où le moteur à explosion paraît, la chaudière tombe et, peu à peu, la silhouette se simplifie.

Combien, pareillement, la locomotive de la première moitié du siècle, cette bossue qui tendait innocemment vers le ciel son interminable col, était loin de la « compound » à coupe-vent, râblée, cossue, qui ne s’avance qu’en se rengorgeant comme une matrone de Rubens ou une négresse de Tiepolo ? La phase d’« évolution » fut donc très vilaine, mais que sera la phase de « complexité harmonique ? » Nous voyons bien par où les machines primitives ressemblent aux primitives espèces animales mal dégrossies et insuffisamment adaptées, mais voyons-nous que nos machines perfectionnées et quasi définitives en leur forme apparente se rapprochent beaucoup des espèces supérieures ?

Regardons, d’abord, les machines les plus délicates, c’est-à-dire les machines-outils, les machines qui sont des bras et même des mains. Leur adaptation est parfaite, leur adresse merveilleuse : elles saisissent, élèvent, enroulent, ajustent, fixent, comme jamais ne put le faire le doigt le plus agile de la dentellière de Burano ou de l’horloger de Cluses. Mais plus elles sont merveilleuses, plus elles nous inspirent d’horreur. L’apparence de la vie qui est en elles, à mesure qu’elle excite davantage notre curiosité, glace notre faculté de sympathie et d’admiration, parce que cette vie se rapproche trop de la nôtre pour n’avoir pas de visage. Ces êtres sans yeux, sans oreilles, sans épiderme, sans spontanéité, incapables d’erreur, sont des monstres. Ces roues, ces disques dentelés qui tournent les uns dans le sens du moulin à eau, les autres dans le sens des tables tournantes, ces engrenages, ces râteliers horribles montrant toutes leurs dents qui se crochent, ces tubes sautillant comme des pantins, ces pieuvres mécaniques tout en pinces préhensiles et en tentacules