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nécessité, on ne construit guère plus par plaisir, ni par orgueil, tandis que l’orgueil des puissans de ce monde tient aujourd’hui dans l’exercice de ce privilège des dieux : l’ubiquité.

A la machine qui nous donne un semblable pouvoir et nous libère de si vieilles chaînes, nous sommes tentés d’attribuer des mérites sans nombre. Et les philosophes, troublés par l’auréole qu’elle rayonne à la fois dans nos âmes et dans notre nuit, se demandent s’il n’y a pas en elle, outre l’utilité, quelque beauté méconnue. Ils craignent d’avoir été injustes. Ils tremblent de traiter la Machine comme le grand siècle traitait le gothique et le grand Roi les Téniers. Ils éprouvent cette peur, commune en esthétique comme ailleurs, de ne point paraître assez « avancés. » Comment une chose qui répond à un tel besoin, excite un tel enthousiasme et fait, pour se montrer, de telles dépenses d’éclairage, ne serait-elle pas belle ? Si nous n’admirons les œuvres qu’en raison de leur adaptation à nos besoins et à leur milieu, comment celle-ci, qui est si merveilleusement adaptée aux besoins et aux rêves de notre vie moderne, ne serait-elle pas admirable ? Ne serait-ce pas l’habitude qui nous rendrait insensible à sa grâce nouvelle ?

Depuis plusieurs années, nous voyons dans les thèses des esthéticiens, en France et à l’étranger, s’insinuer ce plaidoyer d’abord timide, ensuite plus assuré en faveur des engins de l’industrie moderne. Grâce aux confusions les plus étranges sur les choses dont on parle ou les sentimens qu’on analyse, il menace d’acquérir une apparente consistance. Puisque la protestation instinctive de notre goût ne suffit pas pour nous le faire écarter et qu’à cet instinct on oppose des argumens de raison raisonnante, voyons donc ce que valent ces raisons. De quoi au juste, dans la machine, veut-on parler ? Quelles sont les différences entre l’impression que nous en recevons et celle que nous donne une œuvre d’art ? A quoi tient le pittoresque de telles machines anciennes et pourquoi faut-il craindre que les machines nouvelles n’aient jamais de beauté ? Il suffit de poser la question pour la résoudre.


I

Mais il faut la bien poser. Quand on parle de la « beauté des machines, » il ne saurait être question que de nos machines