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des Invalides ne semble plus, sous le soleil, que l’insigne éclatant et trop neuf de quelque ordre étranger destiné à éblouir les soirées officielles. Mais quand venait la nuit, ces profils oiseux ou irritans fondaient dans un embrasement d’apothéose. On ne distinguait plus ni pont, ni groupes de bronze, ni statues : seulement une courbe colossale et des larves de tout cela, frôlées par la bleuâtre caresse des projecteurs, s’agitant dans l’ombre et tirant de leur mystère quelque grandeur. Tout prenait une autre figure. Les lions enguirlandés du pont Alexandre sortaient de l’ombre presque comme en sortent les fauves, et les chevaux stylites qu’un sort malchanceux a juchés sur le haut des pylônes, avaient cessé de caracoler comme des bêtes de cirque soulevées par la chambrière du clown pour battre des ailes, cinglés par le rayon des réflecteurs électriques, comme des chimères d’or. Du diamant pulvérisé flottait dans l’air. Des rubis et des saphirs liquéfiés se diluaient dans l’eau. La Seine, où glissent les bateaux noirs avec leurs trois rubis et leur émeraude, avait peine à charrier les illusoires topazes que lui jetaient à poignées les girandoles. Sous les colonnades, des lumières mercurielles simulaient une profondeur glauque d’algues marines, tandis que toute la hauteur du dôme central était envahie par un plumetis d’étincelles et un filigrane de feu. Et, par là-dessus, dans le ciel violacé, jusque sur les toits assombris des quartiers populaires où rêvent les pauvres poètes, un puissant réflecteur faisait tournoyer sa blême épée en un déclic rapide d’éclipsés et d’éclairs.

Qu’annonçait donc cette apothéose ? Que fêtaient ces cent mille auréoles ? Quelle naissance de prince ou quelle victoire de peuple ou quel miracle de foi ? Hélas ! nous savons trop pourquoi la France d’aujourd’hui ne fête plus ces sortes de choses. Ce n’était l’apothéose que d’une mécanique.

En cette mécanique, à vrai dire, s’incarne le rêve de notre âge, comme le rêve des autres s’incarna dans le palais ou dans la cathédrale. L’idée qui domina les hommes, aux époques passées, fût de nidifier et de s’enraciner, de se murer en d’immenses demeures et d’immenses tombeaux, — en des mausolées d’Hadrien ou en des Versailles, — pour être bien sûrs de ne jamais bouger de la terre natale ou élue, et pour que tout passant fût obligé de prendre garde à la place occupée sur un point du globe par le potentat, vivant ou mort. L’idée qui nous domine est de nous évader au contraire et bien qu’on construise encore par