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sous quelques espèces qu’il lui plaise de se présenter. Il parla longtemps, sans que je l’eusse approuvé ou blâmé d’un mot ou d’un geste. Sa petite gratification reçue, il se perdit dans la foule.

Quelques heures après, poussant mon cheval sur le chemin en lacet de Mathéran, je réfléchissais dans la fraîcheur de la nuit sur cette effrayante sagacité d’une race dont la réputation de surnaturelle acuité n’a rien de surfait. Cet étranger vagabond, trop jeune de quinze ans pour avoir pu compter parmi mes camarades d’étude, qui ne me connut jamais, et qui, s’il m’eut connu, aurait toujours ignoré ce que je garde pour moi, par une habitude invariable, m’avait prouvé qu’il savait tout de ma vie. Il m’avait pris enfant, écolier, avait récapitulé ma carrière d’écolier, de jeune étudiant, d’homme fait, avec les aventures matérielles et morales, les hasards… Connaissant les motifs et les mobiles, les mécanismes cachés, il en savait bien davantage, car je dus le prier de se taire, puisqu’il parlait devant témoin.

Je dois dire que cette étrange histoire présente peu de « crédibilité, » comme on dit. Il n’importe. Vous et les rares amis qui me restent, croiront, et aussi les savans versés dans l’étude de ces phénomènes singuliers que l’on commence à peine de séparer du fatras magique. Mon témoignage précis et formel sera quelque jour invoqué par un de ces médecins philosophes de l’école des Grasset, et il aura son utilité. Aussi est-ce bien la seule raison qui m’a mené à vous raconter ce menu fait. Notez que ce Cachemirien ne m’a point prédit l’avenir. Sa méthode, peut-être embryonnaire, avait quelque chose de scientifique.

On ne s’appuie que sur une chose antérieure. Dans le raisonnement le plus simple, les prémisses viennent en premier. Seuls les charlatans prédisent l’avenir aux ingénus qui les écoutent. Tandis que le passé a cela d’indéniable en propre, d’avoir eu son existence indélébile, d’avoir été dans l’espace et le temps, et, sans doute, est-ce une question de méthode que de pouvoir l’évoquer. Les phénomènes qui se rapportent à la lecture de la pensée ne sont plus aujourd’hui mis en doute. L’important est d’amener le sujet à penser. Ce petit exposé vous suffira, j’en suis assuré, pour déduire les conséquences dont la première est qu’on ne détruit pas ce qui a été dans le domaine du fait, non plus que dans le domaine de l’idée. Seule la forme est périssable, puisqu’elle suit la condition de la matière elle-même, sans cesse ramenée à ses élémens constituans…