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civilisation astreignante, je jouis en toute intimité de la nature et je goûte la paix du soir, sans crainte de gêner quiconque ou d’être contristé par quelqu’un. Salut à toi, bonne et sainte indépendance, seul bien qui vaille ici-bas ! Aller, aller, tel un roi fainéant, au pas paisible des bœufs couplés dont le vindikarin attentif règle l’allure en serrant la queue de la bête de droite entre ses orteils, cependant que son chant nasillard entretient le courage de l’attelage et domine par instans le grincement lamentable des roues ! Aller devant soi, sans souci de l’heure, mettre à son gré pied à terre, s’arrêter, examiner le reptile qui trotte, l’insecte qui vole, les cailloux, les plantes, ou se laisser véhiculer et regarder, sans penser, l’apaisant spectacle des champs, des rizières, que boit l’ombre dont le manteau descend lentement, se laisser aller sans la lancinante préoccupation des intérêts humains et de leurs rapports avec le temps, pris comme témoin et comme juge !

Le pion Cheick Iman s’avance majestueusement aux côtés du lieutenant Bossand qui se donne le plaisir de la marche. Le pion anglais, de mine moins magnifique, tient, sur la paume de sa main droite, la noix de coco, réservoir d’un houka ; tout en trottinant près des bœufs, il aspire la fumée ou attise le feu du fourneau épanoui en campanule. Le photographe hindou, — c’est l’homme au phonographe de Villenour, et je voue à l’exécration sa mémoire, — raconte aux gens de Soupou des histoires sans doute très curieuses. Tous, en effet, retiennent leur souille et semblent enchaînés par sa voix, au niveau d’une charrette qui nous suit. Les autres s’égrènent le long du chemin. Tout véhicule croisé est prétexte à échanger des propos gaillards, et aussi de jouer à l’important, en ordonnant de débarrasser la voie pour le « Sahib. »

Le « Sahib, » — vous m’aurez reconnu sous ce nom, — ne se soucie guère des questions de préséance. Tout à la joie raisonnée et profonde d’avoir mis enfin sur pied cette expédition dont il rêvait depuis vingt ans, il fume en silence sa courte pipe de bruyère et regarde la route empierrée qui fuit lentement sous ses pieds. Car ma charrette est dans les courtes, et une partie de mes jambes dépasse. Chacun peut compter les clous de mes souliers ferrés.

De loin en loin, un petit pagolin se dresse. En voici un plus considérable : tout autour » des effigies singulières, des vaches