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français… Vous passez dans la grande rue de Péra. Vous croisez deux jeunes gens élégans, parfumés et bien parés. Ils parlent français. Qui sont-ils ? Deux Italiens. »

De toutes les nations européennes, l’Allemagne s’est le plus révoltée contre l’influence française dans la première moitié du xixe siècle, par suite du despotisme de Napoléon Ier et de la haine qu’avaient soulevée ses dévastations. Malgré cela, l’Allemagne n’a pas pu se soustraire au prestige du français.

Deux mots maintenant sur le prétendu recul du français pendant les deux derniers tiers du xixe siècle. Le phénomène n’a pas été interprété d’une façon exacte. Le recul est plus apparent que réel. En fait, ce n’est pas le français qui a perdu du terrain, ce sont les langues nationales qui en ont gagné.

J’ai dit plus haut que, vers 1760, le français était la seule langue pratiquée par la haute société de tous les pays européens, sauf l’Angleterre. L’Angleterre avait, dès le xviiie siècle, une littérature très riche dans tous les genres : poésie, romans, œuvres scientifiques, etc. De plus, l’aristocratie anglaise pratiquait la vie mondaine avec tous ses raffinemens depuis de nombreuses années. Aussi on parlait l’anglais à la cour de George III et dans les principaux salons de Londres, tandis qu’on parlait français à la cour du grand Frédéric et de Catherine II. Dans le courant du xixe siècle, l’allemand, grâce à une pléiade de littérateurs de talent, devint une langue très raffinée. Elle commença à être pratiquée dans la haute société. Le même fait se produisit en Russie où la langue nationale commença à évincer le français dans les salons depuis une trentaine d’années. Mais quand bien même le français ne serait plus parlé exclusivement par la haute société, cela ne démontrerait pas qu’il recule d’une façon absolue. D’abord, parce que, pour ne pas être employé exclusivement, cela ne l’empêche pas d’être employé tout de même, et ensuite parce que les pertes venant d’en haut sont compensées par des gains venant d’en bas.

Les riches étant très en vue, on a l’illusion qu’ils sont très nombreux. Il n’en est rien. Au xviiie siècle, toute la haute aristocratie se servait du français, mais cette haute aristocratie, en somme, était une petite minorité. Maintenant, grâce à la poussée démocratique, les individus qui, dans les classes moyennes, acquièrent l’aisance et l’éducation, se multiplient de plus en plus. S’il y avait sous Catherine II un individu sur 1 000 sachant