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Or, ce n’est pas cela du tout ! Si Jeanne Orsier est un ange, c’est l’ange de l’égoïsme. Elle a été élevée très tendrement par sa mère divorcée et pauvre. Un brave garçon, M. Edouard, a demandé sa main ; et très gentiment elle s’est fiancée. Tout à coup, son père, qui est riche, prend fantaisie de l’avoir chez lui pendant un mois, comme la loi l’y autorise. La petite bourgeoise pauvre a maintenant une femme de chambre pour la servir, une voiture pour la mener au Bois, des toilettes du grand couturier pour parer sa beauté, un auditeur au Conseil d’État, s’il vous plaît ! pour lui faire la cour. Elle n’a plus aucune envie de retourner dans la médiocrité de l’intérieur maternel. Elle est d’avis qu’un père si riche ne saurait avoir de torts. Elle ne veut plus entendre parler d’un mari qui ne serait pas auditeur au Conseil d’État. Tant pis pour M. Edouard !… Son Père est une étude de jeune fille dans la manière « rosse. » Seulement, c’est une manière qui a passé de mode. Et peut-être, pour nous remettre dans le ton, aurait-il fallu que l’ironie fût plus marquée et le dialogue plus mordant.

Les excellens acteurs de l’Odéon, M. Dumény, tout plein de naturel, Mlle Sylvie, une gentille comédienne, Mlle Dux, très attendrissante, ont contribué, par la naïveté de leur interprétation, à faire prendre Son Père pour une comédie larmoyante.


Après la convention gracieuse, la convention pénible. — M. Bernstein, qui a des dons de dramaturge absolument remarquables et qui, très jeune, s’est créé au théâtre une si belle place, s’est fait de la violence une spécialité. Spécialité dangereuse ! car il faut toujours surenchérir. Après la violence des sentimens, il n’y a plus que la violence physique. Et M. Bernstein en est là. Sa dernière comédie n’est plus à proprement parler du théâtre : c’est le spectacle chez Marseille.

Au moment où la pièce atteint à son paroxysme, le lutteur favori, — à lui, le caleçon ! — vient de faire « toucher » son adversaire et le tient à la gorge. D’une simple pression de ses mains puissantes il peut l’étrangler. Sentir ainsi une vie humaine à la merci d’un geste, il n’y a pas à dire : cela donne le frisson. La salle est haletante. Cette sensation du danger qu’un homme court sous nos yeux est une des plus fortes qu’une foule puisse éprouver. Elle se résout en une sympathie admirative à l’adresse de l’homme aux biceps.

Mais pour nous amener à cette minute, par quels détours M. Bernstein a dû nous faire passer ! Quelles préparations laborieuses et lentes !

Imaginez qu’un ancien portefaix, Jacques Brachard, est devenu brasseur d’affaires et riche à plus de trente millions. Il s’est épris