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réalisation trop imparfaite, surtout dans sa dernière partie, pour que nous puissions en goûter librement la saveur poétique ; mais le premier, Joseph Vance, nous est une source à peu près continue d’illusion et de ravissement romanesques : toutes les figures, jusqu’aux plus passagères, y ont un naturel, un relief, et la plupart une simple et charmante beauté intérieure, qui non seulement suffisent pour nous convaincre de leur existence, mais qui encore nous attachent à elles d’un lien profond de respect, de pitié, ou d’affection familière, tout comme nous restons attachés pour toujours à certains premiers rôles et à tous les comparses de l’éternelle « comédie humaine » de Dickens. Les jeunes femmes, en particulier, je ne saurais dire combien elles sont aimables, dans les deux romans de M. de Morgan, et combien différentes de l’héroïne habituelle des autres romanciers de sa race. Nul vestige, chez elles, d’indépendance morale, ni d’aspirations combatives, ni de cette déplaisante raideur que les confrères de M. de Morgan s’accordent à prendre pour du « caractère ; » mais, en échange, quelle inépuisable richesse de cœur, chez ces belles jeunes femmes qui ne savent qu’aimer, et quelle lumière bienfaisante dans le sourire de leurs grands yeux bleus !

Incontestablement, l’homme qui a imaginé ces figures, Lossie Thorpe, et Janey Vance, et Alice Tout-Court et Marguerite Heath, l’homme qui a su créer des êtres de chair et de sang comme le père de Joseph Vance, le vieux docteur Thorpe, le peintre « raté » Charles Heath et son ami M. Jeff, un tel homme apporte au roman anglais un magnifique trésor de promesses et d’espoirs. La suite de son œuvre répondra-t-elle à ce commencement, et M. de Morgan aura-t-il la bonne chance de rendre à sa patrie un nouveau Dickens ? C’est ce qu’il est, naturellement, impossible de prévoir. Mais j’ai la certitude que son avenir littéraire dépendra au moins autant de lui-même que du hasard des circonstances. Il dépendra du plus ou moins d’empressement que mettra le jeune écrivain à se rendre compte de la diversité qui existe, fatalement, entre son imagination, sa curiosité propres, et celles du public. Lorsque Dickens, autrefois, s’est aperçu que les lecteurs anglais avaient perdu le goût du vieux roman picaresque, tel qu’il l’avait lui-même glorieusement pratiqué, après l’avoir appris de ses maîtres Fielding et Smollett, bravement il a résolu de pratiquer le genre nouveau du roman d’intrigue ; et la complication de l’intrigue dans l’Ami Commun et