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cause une sensation indéfinissable de chaleur intime, pareille à celle que nous procure le spectacle de la vie réelle, tandis qu’il est bien rare que nous l’éprouvions en présence même des œuvres d’art les plus parfaites ou les plus émouvantes. Mais une telle définition est forcément trop vague, et ne saurait être comprise qu’après une lecture des romans de M. de Morgan. Pour être plus clair, je dirai donc que le jeune auteur a deux qualités en commun avec son grand devancier : les personnages et les événemens qu’il invente, il les considère naturellement comme réels, comme des hommes et des choses qu’il aurait tout vivans sous les yeux, et non point comme une matière littéraire, dégagée de l’observation de la vie réelle pour être revêtue de beauté artistique ; et puis, en second lieu, il est lui-même passionnément ému au contact de ces hommes et de ces choses qu’il s’imagine être réels, et, par conséquent, il s’en amuse ou s’en afflige non pas suivant ce qu’on pourrait appeler la « catégorie de la littérature, » mais tout à fait comme nous rions ou pleurons de ce qui nous arrive à nous-mêmes, tous les jours, ou de ce qui se passe autour de nous. Ainsi faisait l’auteur de David Copperfield : malgré l’invraisemblance des intrigues qu’il combinait, un irrésistible instinct le contraignait à se figurer qu’il avait vraiment en face de soi toutes les créations de sa fantaisie, si bien que les plaisanteries, notamment, que lui suggéraient les ridicules de ses personnages ne relevaient point de l’ordre littéraire, mais ressemblaient, avec le grossissement du génie, à celles que nous inspirent les travers de nos compagnons les plus habituels ; et, de même, quand il voyait l’honnête Tom Pinch et sa charmante sœur s’affranchir enfin de l’humiliant servage trop longtemps subi, quand il assistait au châtiment de l’ignoble Squeers et de son ignoble famille, quand il entendait tousser le petit Dombey ou la petite Nell agonisante murmurer à son grand-père des paroles d’espoir et de consolation, la joie ou la douleur qu’il en ressentait ne nous touchent aussi vivement que parce que c’étaient des émotions sans aucun rapport avec la littérature, des émotions du genre de celles que nous procurent le bonheur ou les souffrances de nos proches. Et ainsi fait, aujourd’hui, M. de Morgan, sauf d’ailleurs à différer complètement de Dickens et par le choix de ses sujets, et par le tour natif de son esprit, et par tout l’ensemble de ses procédés de composition et de style.