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semble-t-il, à sentir ce qu’il y a eu, dans ce génie, de foncièrement original, et puissant, et beau. Et déjà l’un d’entre eux, pour la première fois depuis trois quarts de siècle, au lieu d’imiter Dickens, vient de nous révéler une âme nu rente de la sienne, une âme où nous retrouvons quelque chose du charme mystérieux et magique qui a valu à l’œuvre de « l’inimitable Boz » son extraordinaire fortune littéraire. Car on a beau dire que l’auteur du Magasin d’antiquités est le plus « anglais » des écrivains de sa race : encore cet exemplaire anglais n’a-t-il eu, jusqu’ici, dans sa patrie, aucun autre écrivain pour lui ressembler. Je pourrais citer plusieurs romanciers qui, de près ou de loin, avec plus ou moins de talent et de renommée, appartiennent à la même famille intellectuelle que Walter Scott, ou que Thackeray, ou que Stevenson ; et je pourrais citer aussi des centaines de romanciers qui ont traité les mêmes sujets que Dickens, et se sont inspirés de lui ou ont expressément tâché à le continuer : mais je n’en vois pas un, jusqu’à ces dernières années, qui se soit rapproché de lui par ce qui constituait proprement son génie, pas un dont on soit fondé à dire qu’il ait appartenu à la même famille que lui, ainsi qu’on aurait le droit de le dire, en une certaine mesure, de l’auteur de Crime et Châtiment et des Frères Karamazof. Et voilà l’heureuse nouvelle que je ne puis m’empêcher d’annoncer tout de suite, au début de ce rapide examen du roman anglais d’aujourd’hui : c’est qu’il me semble qu’un jeune conteur vient de se produire qui, d’instinct, avec un tempérament tout personnel, nous apporte une façon d’observer, de sentir, et de raconter, assez voisine de celle que nous aimons immortellement dans l’œuvre de Dickens. Il s’appelle William de Morgan, et n’a publié encore que deux romans, dont l’un est intitulé : Joseph Vance, autobiographie mal écrite, et l’autre : Alice Tout-Court, dichronisme[1].

Que si j’avais à définir en quoi consiste le caractère particulièrement « dickensien » de ces deux romans de M. de Morgan, je serais tenté de dire que c’est en ce qu’ils sont, comme ceux de Dickens, des romans « chauds, » au contraire de la froideur, plus ou moins voulue, de l’ordinaire des romans anglais. Ce sont des œuvres dont nous devinons que l’auteur a eu le cœur et le cerveau en fièvre, pendant qu’il les créait, et dont la lecture nous

  1. Joseph Vance, an ill-written Autobiography ; Alice-for-short, a Dichronism, deux vol. Londres, librairie Heinemann, 1906 et 1907.