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ses origines ou par son action probable sur les hommes. Il nous semble qu’elle se confond avec les idées de « prépotence » qui règnent encore dans certains parties de l’ancien monde, et nous valent entre autres la camorra napolitaine et toute l’organisation compliquée de la « mauvaise vie. » Sans doute, dans la pensée de son inventeur, la morale de maîtres n’est pas la justification de celle des criminels ; mais aux yeux de ses lecteurs, il est à craindre qu’elle se ressente toujours un peu de l’admiration qu’il avait vouée aux beaux crimes et aux splendides scélérats. M. Seillière a excellemment formulé cette objection, dans ce petit morceau qu’il faut relire :


Certes, les heures de brutalité sans freins reviennent dans toutes les luttes du passé : les guerres civiles et sociales du présent les ont connues, et les connaîtront peut-être encore. Mais ces instans, où se déchaîne la brute dans l’homme, sont sans nulle importance culturale. C’est lorsque, après les journées de pillage accordées à la soldatesque, commence l’œuvre organisatrice des races ou des groupes militaires, longuement façonnés auparavant par la discipline sociale du clan offensif ou du contrat guerrier, c’est alors que les conquêtes laissent une trace dans l’histoire. Nietzsche ne l’ignore pas au surplus ; mais ce sont malgré tout les débauches, et non pas les vertus par lesquelles ces excès deviennent possibles, pour un jour d’exception, qu’admire instinctivement notre romantique. Il ne voit pas à quel point sa bête de proie d’une heure fut longuement un homme accompli dans le sein de sa communauté natale, avant la mise à sac qui le montre aux naïfs auréolé pour un moment de la truculente splendeur des incendies vandaliques (p. 331-332).


Quelque discutable qu’elle soit, cette doctrine de la morale des maîtres n’en est pas moins le point central du Nietzschéisme, ou, en tout cas, celui qu’il importait surtout d’en dégager pour nous en montrer les attaches avec la philosophie générale de l’Impérialisme. Grâce à M. Seillière, nous le saisissons aisément, et nous comprendrons mieux pour quelles raisons on l’invoque quand on veut justifier ou exalter les agressions des forts, les conquêtes brutales, les raids lointains et violens, — en un mot, toute la politique d’expansion à laquelle l’Europe devra probablement, dans un avenir plus éloigné, des réactions terribles et déjà commencées. Elle va rejoindre aussi cette « conception matérialiste de l’histoire » qui tend à expliquer tous les événemens par les substructions économiques de nos sociétés : puisqu’en somme, la « volonté de puissance » n’est que la volonté de s’emparer de tous les biens dont la possession et la