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songe pas à méconnaître le grand talent, — et de Carmen, — que j’écoute toujours avec un extrême plaisir ? Tandis que l’expression viendrait tout naturellement sous la plume, si l’on cherchait à définir ou à caractériser la souveraineté magnifique que Wagner exerce depuis un demi-siècle : puisque son rayonnement a en quelque sorte éteint tous ceux qui, après lui, ont abordé la scène lyrique, et puisque nul encore, malgré de louables tentatives, n’a tout à fait brisé le « cercle magique » qu’il a tracé autour de son art !

Ainsi, Nietzsche se contredit sur ce point, qui est important, puisqu’il avait été le point même de son départ et le noyau de ses premières trouvailles. Sa théorie de l’utilitarisme impérialiste, ou de la volonté de puissance, ou de l’impérialisme individuel, — selon qu’on préférera lui donner l’une ou l’autre de ces étiquettes, — n’en demeure pas moins la partie capitale de son œuvre. Elle est aussi celle que M. Seillière dégage avec le plus de clarté, en maint passage où il résume et reprend les paroles du maître : « Il est bon d’apprendre à se passer de la protection de l’État, d’être soi-même État autant que possible ; d’exercer l’impérialisme pour son propre compte, comme les nations conquérantes le font dans leur sphère d’action. Nos relations avec les hommes doivent tendre à employer leurs forces à notre avantage : l’humanité est un quantum de forces à se soumettre, un morceau de domination sur la nature à faire passer entre nos mains (p. 223) ! » Et l’on sait le caractère dogmatique, et pour ainsi dire prédicant, que revêtent ces observations fondamentales dans la morale de Nietzsche, surtout dans cette théorie des deux morales, la Morale de maîtres et la Morale d’esclaves, dont il a exposé la substance dans l’aphorisme 260 de Par-delà le bien et le mal[1]. Or, cette théorie des deux morales n’est, en dernière analyse, que la consécration des triomphes de la force, et, par conséquent, la contre-partie de la morale du sacrifice, telle que le christianisme l’a depuis tant de siècles imposée à nos âmes, — sinon à nos mœurs. Elle est, en vérité, la seule morale qu’on ait pu dresser, sur des bases rationnelles, en face de cette morale chrétienne, que tant de traditions et d’habitudes nous ont inculquée. C’est pourquoi elle nous paraît discutable à l’infini, qu’on veuille la juger par son fondement ou par ses effets, par

  1. P. 297-303 de la trad. H. Albert.