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qu’ils s’appliquent, de toute leur énergie, à affranchir leur Empire d’une protection trop lourde. Si, au contraire, la Turquie venait à se dissoudre, si le partage, tant de fois prédit, s’accomplissait, peut-on imaginer que l’Allemagne s’approprierait, sans opposition, tout le pays parcouru par son chemin de fer, et qu’elle régnerait du Bosphore au golfe Persique ? Elle ne le pourrait qu’à la suite d’un formidable cataclysme, d’une guerre générale et de la ruine de tout l’ancien équilibre européen. Si donc « le Bagdad » doit devenir un instrument de domination, il se pourrait que ce fût au profit des Turcs et de l’Islam. Quant à l’Allemagne, si elle réussit à mener à bien sa gigantesque entreprise, elle en tirera sans doute un bénéfice politique, mais elle y trouvera, d’abord et surtout, une voie d’expansion économique, un débouché par où ses produits se répandront sur l’Asie centrale. La ligne de Bagdad n’est pas, pour elle, un outil de conquête, c’est une soupape de sûreté par où elle espère écouler le trop-plein de sa production industrielle.

Considérer « le Bagdad » comme une seule longue ligne devant aller d’Haïdar-Pacha, en face de Stamboul, au golfe Persique, c’est en méconnaître les conditions de construction, d’exploitation, et l’avenir possible. Il n’y aura pas, d’un bout à l’autre de cet immense chemin de fer, un unique courant commercial ; il y aura des courans partiels, aboutissant directement au port le plus proche. Le commerce de l’Irak descendra vers le golfe Persique ; celui de la région de Mossoul, de la Petite Arménie, de la plaine d’Adana s’acheminera vers le golfe d’Alexandrette ; celui des plateaux d’Anatolie s’écoulera partie sur Mersina, partie sur le Bosphore, partie aussi sur Smyrne, lorsque certaines mauvaises volontés ne s’opposeront plus à la pose de l’unique rail qui suffirait à réunir, à Afioun-Karahissar, le réseau français de Smyrne-Cassaba au réseau allemand des « Anatoliens. » Ainsi persistera, dans l’Asie turque, cette vie particulariste et régionale, à laquelle sa configuration géographique la prédispose.

L’Allemagne, pour réussir dans son entreprise, devra tenir compte de situations acquises, de positions prises, dans l’Asie turque, par d’autres nations européennes, parmi lesquelles l’Angleterre, la Russie et la France. Le bassin du Tigre et de l’Euphrate est naturellement divisé, par la structure du sol et le climat, en deux « pays » très distincts, celui de Babylone et celui