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d’être inviolable. Le Sultan règne, mais les étrangers jouissent : ils sont les rois de l’argent.

C’est à Constantinople, centre du gouvernement, des ambassades et des banques, que se distribuent les concessions et les entreprises. Constantinople travaille peu, mais elle agiote et elle intrigue. Là s’organisent les sociétés, se préparent les combinaisons financières ; là se fait la conjonction de la politique et des affaires. Autour de cette source d’où l’Europe sait faire jaillir les gros bénéfices et les opulens dividendes, une foule bigarrée se rue. Il s’y rencontre des hommes d’élite, épris d’action et d’initiative, qui viennent chercher ici cette sensation qui n’enivre que les forts et qu’ils ne trouvent plus dans l’Occident vieilli : travailler dans le neuf, créer. Mais en revanche, que d’aventuriers sans foi ni loi, écume de la Méditerranée qui vient s’échouer dans ce cul-de-sac de la Corne d’Or ! Sur ce terreau spécial s’épanouit l’aigrefin du Levant, au teint olivâtre, aux yeux félins, à la démarche onduleuse, aux ongles rapaces ; il est chez lui dans cette Babylone où la police lui est indulgente parce qu’il lui rend des services et où, dès qu’un homme s’est enrichi, nul ne s’inquiète outre mesure de son passé.

La Byzance d’avant Mahomet II devait différer moins qu’on ne l’imagine de cette Constantinople moderne. L’Osmanli, ignorant et grossier, a pris les mœurs et surtout les vices des Grecs de la décadence. Le Padischah règne au lieu du Basileus et commande au nom d’Allah ; Sainte-Sophie est captive, comme entre quatre baïonnettes, entre ses quatre minarets turcs ; mais dans les ruelles et les carrefours grouille la même foule où toutes les races de l’Orient coudoient des trafiquans venus de tous les coins de l’univers. Constantinople n’est pas turque, elle appartient à un ramas de peuples divers pour qui le négoce et le profit passent avant la patrie et la foi. A Byzance, jadis, ce qui passionnait la multitude, c’étaient les subtiles disputes théologiques, les conspirations de palais, les jeux du cirque, les querelles d’étiquette ; les Slaves, les Bulgares, les Arabes, Mahomet, aux portes de la ville, c’étaient choses futiles, indignes d’occuper des esprits délicats. A Constantinople, aujourd’hui, à peine sait-on, pour s’en plaindre comme d’un trouble-fête, que les Macédoniens se massacrent, que le peuple arménien est décimé, que l’Arabie est en armes ! L’attention est absorbée par les affaires, et il se trouve, en définitive, que cet