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de la lutte. En supposant l’écrasement total de son adversaire, l’Angleterre ne pouvait guère ajouter à son empire anglo-indien que les steppes et les quelques oasis du Turkestan russe, contrées lointaines et dont l’administration aurait été plutôt onéreuse ! D’autre part, quel surcroît de forces auraient apporté à la Russie des conquêtes dans l’Inde ? Laissés libres de leurs destinées, les Hindous seraient tombés dans l’anarchie. Incorporée à la Russie, l’Inde aurait été plutôt un élément de dissolution de l’Empire russe. Quelle force de cohésion aurait eu un État démesuré, qui se serait étendu des mers polaires aux environs de l’Equateur, englobant toutes sortes de populations et de civilisations disparates, et ayant son centre de gravité non plus à Saint-Pétersbourg, mais à Calcutta ? Et pour obtenir pareil résultat, il aurait fallu soutenir une lutte qui aurait embrasé l’Europe et l’Asie et épuisé les forces du vainqueur comme celles du vaincu. C’est pourquoi, sans doute, le gouvernement russe s’est toujours défendu d’avoir des visées sur l’Inde et a fait des déclarations en ce sens chaque fois que l’occasion s’en est présentée. Et c’est aussi la raison pour laquelle, lorsqu’on croyait les deux adversaires sur le point d’en venir aux mains, on voyait tout se terminer par des arrangemens amicaux et de nouveaux accords. Les circonstances critiques par lesquelles sont passées les relations anglo-russes en Asie Centrale ont presque toujours été provoquées par des agens locaux subalternes, atteints de cette furor consularis qu’on retrouve chez bon nombre de fonctionnaires dans les terres lointaines, et dont le gouvernement central est obligé de refréner le zèle intempestif. Les diplomates de Saint-Pétersbourg, qu’on a souvent accusés d’ambition démesurée, ont fait preuve au contraire, au cours du XIXe siècle, d’une constante modération. Ils ont consenti à respecter et à maintenir l’intégrité territoriale de la Perse, ont laissé annexer le Béloutchistan, ont reconnu l’influence anglaise en Afghanistan, ont laissé s’étendre l’Empire anglo-indien au-delà du Kouen-lun et n’ont pas protesté contre le récent traité anglo-thibétain.

Toutefois, malgré l’intérêt évident qu’il y avait pour eux à éviter un conflit armé, la situation, en l’absence de tout règlement général et définitif des questions pendantes, n’en restait pas moins imprécise aux frontières de l’Iran, du Thibet et de l’Afghanistan. Des heurts, des froissemens, des collisions locales étaient à craindre ; des incidens comme celui du général