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« faire une raison ? » Une symphonie de Beethoven, et non de Schumann, nous sera conseillère de courage et d’héroïsme, nous montrera le salut, avec l’honneur, dans la défaite de la passion, et non dans son triomphe. Ainsi des œuvres inégales en beauté le sont encore en vertu, et dans l’ordre de la nature, de la nature humaine, il paraît impossible de ne point accorder à la musique la puissance d’agir sur notre être moral, de le fortifier ou de l’affaiblir, de le dissoudre ou de le concentrer.


III

Autant que sur chacun de nous, sinon davantage, la musique agit sur nous tous ensemble. Loin de nous séparer, elle nous rapproche et nous unit. Elle est le plus collectif et le plus social, ou, pour employer des mots plus anciens, mais que nous préférons toujours, le plus fraternel et le plus charitable des arts.

Si jamais un grand artiste, par orgueil et mépris, s’est « excepté du troupeau ; » s’il s’est enfoncé dans la satisfaction de soi, dans l’indifférence et la froideur, est-ce, dites-nous, le tendre Mozart, dont le génie et l’âme ne furent qu’amour et que bonté ? Est-ce Beethoven ? Ou bien au contraire, pour justifier à jamais la musique de semblables reproches, ne suffirait-il pas, celui-ci, de le nommer ? Pourtant, un Dieu jaloux l’avait séparé du monde, et, le murant en lui-même, en lui seul, en sa retraite affreuse, il l’avait presque excusé par avance de tout y oublier, sinon de tout y maudire. Mais en lui-même, en lui seul, Beethoven a trouvé l’humanité tout entière, et la plainte universelle que n’entendait pas son oreille, on sait comment y répondit sa voix. Celui qui pouvait être le plus personnel et le plus égoïste des musiciens, en a été le plus sympathique, le plus généreux et le plus pitoyable. Aux prises tout le premier avec la douleur, il a fini par vaincre sa propre souffrance. Affranchi d’elle alors, et s’élevant plus haut qu’elle, dans ses œuvres suprêmes, dans le finale de la neuvième symphonie ou dans l’Agnus de la messe en , c’est pour ses frères innombrables, c’est pour des « millions d’êtres » qu’il a demandé la paix et la joie.

Ces dons, que sa musique implore, la musique a le secret de les dispenser aux hommes assemblés. La musique est, par sa nature même, l’amie et la bienfaitrice de la foule. Plus que les autres arts, elle attire le peuple et le retient. Des concerts ont pu s’appeler populaires, mais non pas des musées.