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créateur s’éprouve, pour ainsi dire, les yeux fermés et ne s’alimente qu’à la source intérieure de sa sensibilité. »

Autant que la source ou l’origine de la musique, son objet ou sa matière est intérieure. La nature, mais la nature humaine surtout, forme son véritable empire. Les choses n’ont inspiré qu’une symphonie, sur neuf, à Beethoven. Encore nous a-t-il avertis, par certaine épigraphe[1], que c’était les choses dans leur rapport avec le sentiment ou l’âme.

Et l’âme, l’âme seule, voilà ce que, de l’humanité, la musique peut saisir. Saint Thomas a très bien dit, après Aristote et toute l’antiquité : In audibilibus inveniuniur similitudines morum. La musique n’est pas née de la chair et la représentation de la chair ne saurait naître d’elle. Il y a là pour elle un avantage, une supériorité mystérieuse et qu’elle partage avec la seule architecture, dans l’ordre de la moralité. La peinture, la sculpture ont leurs musées secrets, mais non pas la musique. Plus chaste que la poésie elle-même, la musique, au moins la musique sans paroles, ne réserva jamais dans ses bibliothèques une place cachée à des chefs-d’œuvre impurs. Pour la jeunesse, pour l’innocence, il ne saurait y avoir en musique de livres dangereux et défendus.

La musique pourtant, même sans paroles, peut manquer de quelque façon non pas aux mœurs, mais à la moralité. La critique ne serait pas en peine d’établir ou d’indiquer au moins une hiérarchie morale entre les musiciens. Taine avait trouvé dans « le degré de bienfaisance du caractère » la mesure suprême et véritablement « éthique » de la beauté visible. Elle s’applique même à la beauté sonore. Qui ne voit, par exemple, de haut ou de loin, et sans entrer dans le détail, quelles images inégales de la nature humaine le génie d’un Beethoven et celui d’un Schumann, celui d’un Bach et celui d’un Berlioz ou d’un Wagner, ont données. En laissant encore une fois de côté la musique de théâtre ou de chant, celle que l’action ou la parole précise et peut corrompre, en ne nous attachant qu’à la musique « indépendante, » nous saurions bien où trouver, chez lequel ou lesquels de ces maîtres, la plus noble et la plus pure, la plus fière et la plus libre représentation de nous-mêmes, l’idéal de l’ordre et de la sagesse, de la grandeur et de la volonté. À l’heure du trouble et peut-être de l’égarement, n’est-ce pas aux fugues de Bach plutôt qu’au prélude de Tristan que nous demanderons, comme dit si bien le peuple, de nous

  1. Mehr Ausdruck als Malerei (plus d’expression que de description).