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Cette nature inoffensive, et qui peut même être bienfaisante, la musique l’a souvent prise pour modèle. La musique abonde en paysages, et s’il en existe d’indifférens, ou d’amoraux, il y en a qu’une vie intense et pure anime, où respire vraiment une âme soit noblement humaine, soit tout près d’être divine. C’est l’arioso de la Passion selon saint Matthieu, de Sébastien Bach, où le souffle du soir passe sur le Calvaire. C’est Tannhäuser tombant à genoux dans la campagne fleurie, vaincu autant par le cantique des pèlerins que par la douceur et la caresse du printemps. C’est « l’Enchantement du Vendredi-Saint » et la nature entière, depuis le ciel jusqu’au brin d’herbe, émue, attendrie, au retour seul du jour de la Rédemption.

Ainsi la musique est loin de mépriser ou seulement de négliger la nature. Mais elle n’en procède, elle n’en dépend pas de la même façon que les arts de la forme visible ; elle est liée, ou soumise, par un rapport moins direct et moins étroit, à l’univers. La musique d’abord, — excepté la musique imitative, genre inférieur et borné, — la musique ne saurait reproduire les choses que par un détour, en les transposant d’un ordre de phénomènes dans un autre, en faisant de ce qui se voit ce qui s’entend. Et puis, et surtout, c’est l’être même de la musique où la nature n’a pas la place, et la prise, qu’on a quelquefois prétendu. Victor de Laprade, en un livre intitulé : Contre la musique, n’a pas craint d’écrire : « La musique, si puissante sur le cœur de l’homme, se forme tout entière dans le monde extérieur, en dehors du domaine de notre volonté, comme un orage qui se forme dans l’espace et qui va fondre sur nos têtes. Cet art, dont les effets physiques sont irrésistibles comme les effets de l’électricité ou du magnétisme, est celui de tous qui suppose chez l’artiste le moins de liberté d’esprit et de clairvoyance morale, celui de tous qui se produit le plus fatalement en vertu de lois presque mécaniques, comme une cristallisation, comme une agrégation ou une dissolution de substance dans un alambic. » À cette assertion radicalement fausse et qui calomnie la musique en la matérialisant, le commentateur de Nietzsche que nous citions plus haut, nous fournit une excellente réponse. Elle suffirait à rétablir le caractère supra-naturel, et ce qu’on pourrait appeler l’intériorité de la musique : « Toute invention esthétique sincère et vivante, dit très bien M. Lasserre, naît d’une émotion. Les émotions esthétiques de l’artiste plastique ou littéraire s’attachent à des objets représentés par les sens ou l’intelligence. Un visage, un paysage, un caractère, une action, un événement saisissent sa sensibilité par la richesse de signification qu’il perçoit en eux. Au contraire, l’émotion du musicien