Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 41.djvu/940

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit, dont on peut dire qu’il leur est arrivé quelquefois de toucher à la perfection. Sully Prudhomme est l’auteur de quelques-uns de ces menus chefs-d’œuvre qui ne sortiront plus des anthologies.

Il y aurait encore tout un travail à faire sur la technique du style et de la versification chez Sully Prudhomme. Au poète de la vie intérieure nous ne demanderons pas l’éclat des images et la sonorité des vocables. Le charme des vers, ici, est fait d’un choix de teintes assourdies, de notes discrètes, atténuées. S’il est capable d’aligner des alexandrins qui, pour la plénitude et la solidité, ne laissent rien à désirer, Sully Prudhomme est surtout original dans l’art des mètres inégaux, des strophes qui s’achèvent sur une note musicale et presque tremblante. La facture du vers parnassien fait souvent songer aux procédés des arts plastiques ; au contraire, c’est à la musique que Sully Prudhomme semble plus redevable. Par ce goût pour le symbole et cette prédilection pour la musique, on peut dire qu’il a frayé la voie aux plus récentes écoles. Décadens et symbolistes, il ne les aimait guère, et il a opiniâtrement défendu contre eux les droits imprescriptibles de notre versification traditionnelle. Il admettait le symbole, mais à condition de l’expliquer ; il se servait de la note musicale, mais pour soutenir l’idée, non pour la remplacer. Toutefois, et à considérer les choses dans leur succession historique, il est vrai que la poésie de Sully Prudhomme se trouve à mi-chemin entre celle de Lamartine d’où elle sort, et celle des symbolistes où elle se perd.

Les meilleurs vers de Sully Prudhomme, dont quelques-uns datent de plus de quarante années, n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur douceur pénétrante. C’est une épreuve qu’on peut croire décisive. Certes, cette poésie n’a pas la tranquillité de lignes et la santé morale des belles œuvres classiques. Le romantisme a passé par là. Mais à distance, les différences d’écoles disparaissent : il importe seulement que le poète se soit approprié une parcelle, si mince soit-elle, de l’éternelle vérité. Il y aura toujours des âmes qui s’enfermeront dans leur solitude, comme dans un cloître. Tristes et résignées, elles souffriront de l’existence terrestre sans la maudire, et rêveront d’une autre sans trop l’espérer. Sully Prudhomme a décrit leurs tourmens, une fois pour toutes, dans des pièces assez dépouillées de circonstances extérieures et de traits individuels, pour que toujours elles puissent s’y reconnaître. Cette poésie a pour elle sa sincérité et la pureté de sa forme. Aussi peut-on croire que le temps n’en étouffera pas l’harmonie discrète et fine.


RENE DOUMIC.