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plus profond de son cœur. Elle se sent comme un oiseau qu’une main vigoureuse va saisir, et qui agite sa tête et ses ailes, avec une angoisse impuissante.

— Si nous ne pouvons pas tout manger ce soir, — s’écrie Jules, devenu tout rouge, — cela nous servira pour notre déjeuner de demain ! N’est-ce pas, Jettchen ?…

Dans la salle jaune, lentement, Jettchen et Jules passent devant les chaises, et chacun reçoit d’eux quelques paroles aimables. Jettchen s’étonne de ces paroles, qui jaillissent d’elle spontanément, sans qu’elle en comprenne même le sens. Elle cherche des yeux son oncle Jason : mais il n’est pas là. Elle se voit seule, toute seule, en face de cette foule d’ennemis !

Le vieux Naphtali les arrête au passage.

— Eh bien ! Joël, demande-t-il à Jules, comment te trouves-tu ?

Jules ne répond que par un gros rire.

— Hein ! te voici maintenant assez heureux, Joël ? Sais-tu, je me suis dit que mon voyage coûtait déjà bien cher, et c’est ce qui m’a empêché de te faire un cadeau ! Mais il y a un souhait que l’on vieil oncle t’offre de bon cœur, c’est d’avoir toujours un frédéric d’or de plus que l’argent dont tu auras besoin !

Jettchen écarte le bras de son compagnon. Elle a la sensation de l’oiseau que la main va saisir : elle veut faire un dernier effort, de la tête et des ailes, tâcher désespérément à s’échapper, dût-elle se briser la tête contre le mur ! Et voici qu’elle découvre que la porte est entr’ouverte, qui conduit à la petite chambre où elle a déposé son manteau ! Et tout son sang lui afflue au cœur, la lumière de mille soleils aveugle ses yeux ; et puis un froid de glace l’envahit.

Elle s’enfuit dans la chambre, regarde son manteau, hésite, s’affaisse sur une chaise, se relève, jette le manteau sur ses épaules, et, lentement, pas à pas, s’avance jusqu’au haut de l’escalier. Personne, non, personne ! Alors la voici qui descend, très vite, sans bruit, pendant que ses yeux perçoivent, avec une netteté douloureuse, tous les détails des objets qui l’entourent, et que d’en haut, à travers le capuchon, une vague rumeur lui résonne aux oreilles.

Mais pourquoi donc la porte ne veut-elle pas s’ouvrir ? Pourquoi donc, au nom du ciel, et que va-t-il arriver ? Ah ! voilà ! Et c’est comme une vague de ténèbres froides qui frappe Jettchen, de la tête aux pieds.

Un instant elle s’arrête, toute haletante. Personne ne l’a suivie, pas une âme humaine : seule, la claire nuit s’étend au-dessus d’elle, avec des milliers d’étoiles scintillantes et glacées, dans le noir du ciel. Et elle court, se dirigeant vers la rue Royale. Parfois elle s’arrête, pour reprendre son souffle. Elle écoute, se retourne : aucun bruit, tout est sombre et tranquille…


T. DE WYZEWA.