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sentant vaguement que M. Frenssen nous réserve une leçon, et toujours nous demandant ce qu’il va nous apprendre. Enfin, dans les dernières pages du livre, la leçon attendue nous est révélée. Nous apprenons brusquement que l’auteur d’Hilligenlei, l’ex-pasteur luthérien, est devenu un farouche « impérialiste, » à la manière de M. Rudyard Kipling, et que le principal objet de son récit a été d’affirmer à ses compatriotes qu’ils ont le droit et le devoir, « devant Dieu et devant les hommes, » de procéder à la destruction des races inférieures.

Au reste, le passage mérite d’être cité en entier, étant peut-être le plus « littéraire » de tout le livre, en même temps que le plus significatif. Un soir, Peter Moor, qui s’est égaré loin de ses compagnons, rencontre un jeune lieutenant et un franc-tireur postés dans une clairière, jusqu’à l’aube suivante. On cause, on échange des conjectures sur les mouvemens de l’ennemi : puis le franc-tireur s’éloigne, en quête d’une source.


Tout à coup voici que nous entendîmes sortir, des buissons où le franc-tireur avait disparu, un mélange précipité de cris et de pas ; et, immédiatement après, nous vîmes reparaître le franc-tireur, tenant par la gorge un noir très long et très maigre, vêtu à l’européenne. Le franc-tireur lui arracha des mains un fusil, l’invectiva dans une langue que je ne comprenais point, et le traîna jusqu’auprès de nous, en disant : « Le coquin a une arme allemande, et je n’ai pu trouver aucune cartouche sur lui ! »

Il était devenu assez gai. Il commença de nouveau à apostropher le noir, tout en lui faisant des gestes de menace, et en lui donnant des coups sur les jambes. Le noir, lui, répondait à chaque question par un grand déluge de paroles, avec des mouvemens rapides, très adroits et curieux, des bras et des mains. « Il prétend qu’il n’a point pris de part à la guerre ! » nous dit le franc-tireur. Puis il le questionna de nouveau, en désignant le côté de l’est, et le noir gesticula aussi dans la même direction, en continuant à faire des réponses où je n’entendais rien. Le franc-tireur nous dit : « Il ment à pleine peau ! » Il le menaça du fusil, et poursuivit ses questions. Cela dura tout un temps. J’ai encore dans l’oreille les deux voix sèches, un peu craquantes, celle de l’Allemand et celle de l’étranger. Enfin le franc-tireur se trouva en savoir assez, et nous dit : « Le missionnaire m’a recommandé de ne pas oublier que les noirs sont nos frères ; eh bien ! maintenant, je m’en vais régler son compte à mon frère que voici ! » Après quoi il écarta de lui l’indigène, et lui fit un signe qui voulait dire : « Sauve-toi ! » L’homme s’élança, et, avec de longs sauts en zig-zag, s’efforça de rentrer dans la brousse. Mais il n’avait pas encore fait cinq de ces sauts, que déjà la balle l’atteignit. Il tomba en avant, de tout son long, et ne bougea plus.

Là-dessus je grommelai un peu, craignant que la détonation n’attirât sur nous des groupes d’ennemis rôdant aux environs. Mais le lieutenant